Junko Shimada : « J'étais tellement attirée par Paris, par la culture française, son ouverture et sa diversité. »
Le parcours de la créatrice Japonaise Junko Shimada est un concentré d’une force créative phénoménale et d’un besoin irrépressible d’indépendance. Arrivée dans les années 60 dans un Paris en ébullition culturelle et sociale, elle fait ses gammes chez Mafia, agence de communication révolutionnaire, puis rejoint Cacharel avant de lancer sa propre Maison. Évoluant auprès d’Azzedine Alaïa, de Kenzo Takada pour qui Paris fut également une terre d’accueil, elle raconte la mode comme une aventure profondément humaine, une succession de rencontres d’esprits libres, assidus et passionnés.
Son studio est accolé à sa boutique parisienne, rue Saint-Florentin. Sur les portants, on aperçoit les pièces de la nouvelle collection, et les mannequins en bois portent fièrement des masques représentant des têtes d’animaux. Un aigle qui vous toise, une grenouille, un merle. « C’est pour la présentation. Ça va être comme une jungle. Et puis c’est drôle, il faut rire dans la mode, et dans la vie aussi. » confie-t-elle en souriant. La collection est préparée à Paris et quelques pièces sont faites dans ses ateliers au Japon, « principalement la maille. » Junko Shimada fabrique du vêtement « simple et beau, pour les femmes de tous les jours. Sexy aussi, mais le sexy vient naturellement. C’est une attitude, ça ne doit pas venir du vêtement. » Deux collections par an depuis le lancement de sa Maison en 1982, Junko Shimada maîtrise parfaitement l’art de se réinventer tout en restant profondément fidèle à son style et ses valeurs.
« Au Japon, je passais mon temps au cinéma devant les films de la Nouvelle Vague. J’étais très attirée par Paris. »
La mode n’était pas une vocation, c’était une clé vers l’indépendance. « Ma mère m’élevait seule et je devais trouver un métier. C’était difficile d’être une femme indépendante au Japon à cette époque. » Elle opte pour la couture, parce que « c’est un métier, mais c’était aussi utile pour le quotidien. J’aimais dessiner, peindre, mais on ne gagnait pas sa vie ainsi. » Elle rejoint les bancs de l’Institut Sugino Gakuen Dressmaker de Tokyo et passe le plus clair de son temps libre au cinéma, emportée par la Nouvelle Vague et ses figures emblématiques dont Jeanne Moreau, Anna Karina, et Jean-Paul Belmondo ont redéfini le cinéma français, les images de Paris, en bousculant radicalement les codes traditionnels.
Une fois diplômée, fiancée, elle décide sans crier gare de partir seule à Paris, pour trois mois. « J’étais tellement attirée par la culture française, la musique, le cinéma, la culture. Et tout ce que j’avais imaginé était là. C’était fantastique, j’étais tellement contente. » Elle arrive à Paris en 1966, dans le bouillonnement d’une révolte sociale et culturelle sans précédent qui éclatera peu après. Une éruption des revendications antiautoritaires, antipatriarcales, antipaternalistes, pour l’égalité en somme, et la liberté d’être. Et c’est précisément ce que Junko Shimada y est venue chercher, puis trouver.
« Je suis rentrée au Japon, j’ai annulé les fiançailles. Je voulais m’installer à Paris. » Ne parlant pas un mot de français – « c’était très difficile, et je n’arrivais pas à prononcer le mot ‘Mademoiselle’ » – elle débarque, pose ses valises à Montmartre, sans visa de travail. Lorsqu'André Breton, chef de file des surréalistes, a théorisé le "hasard objectif", il aurait pu prendre pour exemple probant la rencontre de Junko Shimada et de Kenzo Takada à la banque. De ces rencontres par chance, comme deux créatifs compatriotes qui s'aimantent spontanément. « C’était un garçon gentil, intelligent et très généreux. Il parlait moins bien français que moi ! Je lui ai confié que je cherchais un travail pour rester à Paris et il m’a aidé. » Grâce à lui, elle travaille quelques mois chez Relations Textiles, tout premier bureau de style lancé en 1957 par Claude de Coux, pour qui Kenzo a lui-même travaillé avant de lancer sa marque baptisée « Jungle Jap », en 1970. « Il était drôle, on sortait tous les soirs. Et il était même tombé amoureux de mon fiancé parisien de l’époque. »
«J’ai vu deux femmes sortir d’une Porsche avec une dégaine extraordinaire. C’était Maïmé Arnodin et Denise Fayolle, de Mafia. Elles ressemblaient aux femmes de la Nouvelle Vague.»
Elle rencontre Kenzo Takada à la banque, et les fondatrices de Mafia en sortant de la boulangerie. Comme un pied de nez à tous ceux qui lèvent encore les yeux au ciel lorsqu’on entend les poncifs du type « Paris est un village ». « J’ai vu une Porsche foncer sur moi et s’arrêter au dernier moment. Maïmé et Denise avaient des forces de caractères incroyables. » Elle les suit du regard sans trop savoir qui elle vient de croiser, puis finit par être mise au courant qu’il s’agit de cette fameuse « mafia » dont parlait régulièrement son compagnon, agent publicitaire. « Je m’y suis présenté sans rendez-vous. J’ai attendu mais j’ai fini par les rencontrer. Je voulais y travailler. » Et on lui donne un test : la lingerie. « J’ai très peu dormi, je n’avais jamais fait ça donc j’ai essayé. Je me suis dit qu’on utilisait tout le temps la soie ou le nylon pour la lingerie, donc j’ai voulu m’amuser en proposant un concept de pièces entièrement en serviettes en éponge. » Elle dessine, propose, et ça passe. Elle se souvient des bureaux, « le sol blanc, les murs blancs, la table blanche, juste une tâche rouge, le téléphone. » et d’une lignée de femmes, que des femmes. « Ça me faisait penser au Takarazuka, le théâtre japonais uniquement féminin. Et que de belles femmes ! J’ai compris après. »
La mode lui plait, elle la dessine, la conçoit, mais ne la fabrique pas encore. En 1970, elle entre chez Cacharel, recommandée par Maïmé, pour reprendre l’enfant, puis l’homme et la ligne « Fikipsi », marque-sœur de la Maison. Cacharel, fondée en 1958 par l’ancien maire de Nîmes, vivait alors son heure de gloire. Une Maison qui a pris la forme d’un laboratoire d’expérimentations pour des virtuoses de la création, dont Agnès b., Emmanuelle Khan, Dawei Sun, et Azzedine Alaïa. « Azzedine était tellement drôle, et un cuisinier merveilleux. Il faisait les toiles sur la table, puis on rangeait, on mettait une nappe sur la même table et on dînait entre amis, tous les soirs. Il y avait Thierry Mugler aussi, les premières années. » Elle se souvient du génie créatif : « Il avait une technique extraordinaire. Dès qu’il touchait le tissu, le volume changeait. » Junko Shimada reste sept ans chez Cacharel, où elle travaille le jour et profite le soir de l’effervescence de la rue Sainte-Anne où se croisait le tout Paris. « J’adorais, j’étais contente. Je suis venue ici pour découvrir, pour la différence, la diversité. Je ne voulais pas me retrouver tous les soirs devant du riz et des algues, je voulais autre chose. »
« Pour mon premier défilé, je n’ai utilisé que des chemises d’homme à rayures pour faire un tailleur très cintré, un trench doublé, une jupe droite… »
Le jour où elle quitte Cacharel, elle reçoit un appel d’un financier japonais qu’elle avait déjà croisé auparavant. « Il voulait qu’on travaille ensemble. Je ne savais pas ce que je voulais faire, j’ai demandé un an pour réfléchir. » Quand elle revient, elle se sent prête et la société Junko Shimada est créée en 1982. « C’était une grande preuve de confiance et je suis reconnaissante. Je lui avais raconté mon histoire et il m’avait confié que tout le monde venait le voir pour lui demander du travail, alors que je ne lui parlais que d’amour. »
Cinq personnes de son équipe chez Cacharel la suivent, le projet se lance, et son premier défilé se tient au Pavillon Gabriel. Toute la collection n’est faite qu’à partir de chemises d’hommes. « De la popeline, des cotons à rayures, je trouve ça tellement sexy. Les japonais étaient inquiets que ça ne se vende pas, mais la presse française m’a beaucoup aidé. » C’est à ce moment-là qu’elle se retrouve qualifiée de « la plus parisienne des japonaises », ce qui ne la quittera plus. « A cette époque, on avait une quarantaine de mannequins qui portaient deux, trois tenues par défilé… Il y avait beaucoup, beaucoup de modèles. Maintenant, on en fait beaucoup moins, on présente entre 25 et 30 looks par saison. »
Elle se souvient « des robes qu’on finissait à la dernière seconde, ou qu’on pouvait créer en quelques minutes alors que le défilé avait commencé. Une saison, j’ai fait un défilé uniquement de robes de mariée plutôt que de n’en faire qu’une seule en dernière silhouette. » Junko Shimada ouvre sa première boutique rue Etienne Marcel à Paris en 1984. Une deuxième boutique parisienne voit le jour à Paris rue Saint Florentin en 2001, où elle présente désormais ses collections. En 2020, elle signe les costumes de l’équipe japonaise pour les Jeux Olympiques de Tokyo de 2020, via sa licence « Junko Shimada JS Homme ».
« Je retourne au Japon deux à trois par an, je ne veux pas me déraciner. Je suis parti de ce pays, et je me suis séparé du père de ma fille que j’ai élevé seule. Comme ma mère qui m’a élevé seule. C’est elle qui m’a donné cette idée d’indépendance. » Junko Shimada est une force de caractère inarrêtable qui n’a jamais cessé de s’amuser avec la plus grande rigueur. De ces métiers créatifs peu sérieux que l’on fait très sérieusement. C’est sûrement ça, la clé du succès.
Reuben Attia.