Sophie Abriat : « Aujourd’hui, parler de mode, c’est parler d’une influence culturelle globale. »
Depuis dix ans, la journaliste Sophie Abriat tisse des liens entre la mode, l'économie, la sociologie et la philosophie. Son ouvrage « Danser sur le volcan » (Éditions Grasset), véritable aboutissement de cette exploration, est un décryptage minutieux de l’expansion tous azimuts du secteur du luxe, qui façonne une bulle d’insouciance et de légèreté dans un monde en crise. Elle s’adresse ici aussi bien aux initiés qu’aux curieux, « aux gens qui ne connaissent pas ce secteur mais qui s’interrogent sur cette omniprésence, pour leur donner des clés de compréhension. »
Sophie Abriat incarne à merveille les valeurs du secteur du luxe qu’elle scrute : une rigueur exemplaire et une maitrise accomplie de l’art de raconter des histoires. Elle débute son parcours par des études de droit à Sciences Po Bordeaux et décroche un master en droit des créations intellectuelles, où elle découvre « cet art de dérouler une pensée, qui m’a beaucoup servi ensuite. Mais j’étais attirée par la mode et j’ai voulu la découvrir de l'intérieur. » Elle fait ses premiers pas chez Balmain en tant qu’assistante de collection et de production, puis parfait ses gammes sur les bancs de l’Institut Français de la Mode, avant de rejoindre la marque française Iro en tant que chef de produit. « J’y ai beaucoup appris sur les tissus, les matières, sur toute la fabrication d’un vêtement. » Encore étudiante, elle lance un blog, son premier terrain d’expression. « J'interviewais des sociologues et des philosophes sur leur rapport à la mode. Ça ne se faisait pas trop il y a quinze ans, en France du moins. C'était une sorte de vitrine de ce que je comprenais de la mode et de ce que j'avais envie de partager. » Appliquée, elle y rédige aussi ses premières analyses de défilés. « Grâce à ce blog, j’ai eu la chance de rencontrer Caroline Rousseau, alors responsable des pages style du Monde, qui m’a proposé d’écrire mes premiers papiers. » Elle enchaîne les publications, Madame Figaro, Les Inrocks, i-D France, T, le Magazine du Temps, mais son espace d’écriture principal restera Le Monde.
« Les marques de mode, auparavant méprisées en tant qu’acteurs culturels, sont aujourd’hui courtisées. En tant que journaliste de mode, ça me plait de constater ce retournement. »
La mode ne fait pas partie des neuf arts majeurs selon la classification communément admise depuis le XXe siècle. Pourtant, elle implique une créativité, une esthétique et une capacité à refléter les tendances culturelles, économiques et sociales. L’exclure de l’art en raison de ses fonctions utilitaires et commerciales serait un reliquat du même mépris qui a exclu trop longtemps la mode des recherches universitaires. « La mode est industrie, mais elle est aussi médium d 'expression. Il y a deux niveaux de lecture. » Cette distinction, communément acceptée dans le cinéma - « On n’a pas de problème à distinguer l’industrie hollywoodienne d’un film en tant qu’objet culturel » - a longtemps été refusée à la mode, dont les pièces produites restaient perçues comme de simples objets, superficiels. Un tableau pourrait cela dit être défini comme un simple moyen d’habiller un mur trop vide, ou une sculpture pourrait finir dans le coin d’une pièce et réduite à une fonction de porte-manteau. Et faut-il rappeler que nous parlons ici de mode créative, de pièces exceptionnelles, et non de plastique fondu aggloméré sous forme de veste ou de chemise produites dans des conditions écologiquement et moralement inacceptables.
En janvier 2023, le musée d’Orsay acquiert la « Partie de bateau », datée de 1877-1878 de Gustave Caillebotte (1848-1894). Un canotier en costume de ville et chapeau de forme, ramant sur l’Yerres, au sud-est de Paris, accessoirement estimé à 43 millions d’euros. « À l’époque, le budget d’acquisition du musée plafonne à 3 millions d’euros. Donc sans le mécénat exclusif de LVMH, le musée aurait eu de grandes difficultés à acquérir cette œuvre. » On assiste à un glissement du domaine de l’art traditionnellement piloté par le domaine public vers les organes privés. « La puissance économique et culturelle des maisons de luxe résultent en partie de leur capital financier. Mais, à l’inverse, on peut se demander si c’est à l’État d’être propriétaire de la culture à 100%. Il y a des limites dans tout système. »
« Les marques ont compris que l’une de leurs missions est de nous cultiver. »
« L’industrie ne cherche plus seulement à sponsoriser la culture, à être mécène, mais à devenir elle-même une plateforme de création culturelle. Les marques possèdentnotamment leur fondation et organisent des expositions majeures. » La Fondation Louis Vuitton a permis l’accessibilité à des œuvres des plus grands maîtres tels que Claude Monet, Mark Rothko, Cindy Sherman, et David Hockney dont la rétrospective sera présentée du 9 avril au 1 septembre 2025. La Fondation Pinault – Bourse de Commerce, qui présente l’exposition « Corps et Âme » jusqu’au 25 août 2025, « regroupe 10.000 œuvres déjà, et une programmation culturelle de très haute volée. » Le constat de Sophie Abriat est clair : le luxe est devenu un acteur culturel à part entière. « Ces Maisons et groupes, du fait de leur capital financier, ont aussi la possibilité d’attirer à elles les meilleurs commissaires d 'expression, les meilleurs experts. On assiste à l’émergence de nouveaux lieux d’élaboration culturelle, des troisièmes espaces, hybrides. »
La mode crée ses musées, et les musées incluent la mode. Laurence Benaïm faisait dialoguer au Centre Pompidou l’an dernier les œuvres de Chanel, Iris Van Herpen ou Martin Margiela avec celles de Francis Picabia, Marc Chagall ou Théodore Géricault. Le Louvre, temple absolu du rayonnement de la culture française et internationale depuis Paris présente son exposition « Louvre Couture » en parsemant consciencieusement des objets de mode parmi ses objets d’art. Et ces rencontres permettent d’attirer un public beaucoup plus jeune. Via les réseaux sociaux, nous mettons en scène notre quotidien et donc notre rapport à l’art. « On performe notre intellect, en partageant les expositions qu’on a vu, les livres qu’on lit, les films qu’on voit. Nous sommes dans la transparence de notre propre capital culturel et nous ne sommes qu’au début de cette transformation. » Tout le phénomène d’instagrammisation de notre quotidien permet de concerner des cibles plus connectées et statistiquement plus jeunes pour qui les objets de luxe sont des objets de désir de plus en plus tôt. La fameuse génération Z, née dès 1997, et la génération Alpha, née dès 2010, « sont actuellement en train de réaliser leurs premiers achats de luxe, à 14 ou 15 ans. Ce n’était pas le cas des générations précédente. On désirait moins ce qu’on ne voyait pas. » Cette extension du luxe dans le domaine de l’art se constate de façon tentaculaire dans d’autres secteurs, dont la gastronomie, l’hôtellerie, le sport : « Le luxe se nourrit de transversalité en s’associant à d’autres secteurs. « Luxe + gastronomie », « luxe + musique », « luxe + Formule 1 » : cela crée des facteurs multiplicateurs d’une puissance folle. »
« Un produit de luxe est un produit qui est vendu à un prix supérieur à sa valeur intrinsèque. Et dans ce prix, évidemment, il y a cette part d’impalpable, de magie, qui est liée à la désirabilité. »
« Le terme de désirabilité est beaucoup utilisé dans la communication des marques, parce que ce sont aujourd’hui des créatrices de désir. » Et cette part d’impalpable repose finalement sur leur héritage, leur savoir-faire, et sur les directeurs artistiques. « Mathieu Blazy, qui va arriver chez Chanel, Pieter Mulier chez Alaïa, Jonathan Anderson qui a récemment quitté Loewe : ce sont des personnalités qui ont une connaissance de l’histoire de l’art, de la mode, du design, absolument phénoménale. Il faut être un artiste pour capter le zeitgest, l’air du temps et le transmettre comme ils le font. »
Au-delà d’un état de l’art minutieux des initiatives des marques ces dix dernières années, Sophie Abriat présente un essai théorique aux références académiques précises. Elle reprend notamment l’analyse de Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut intitulée « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie » (1975), qui démontrent comment le nom d'un créateur de mode, sa « griffe », devient un puissant outil symbolique, conférant une valeur presque magique à des objets qui, autrement, seraient de simples produits matériels. Ils expliquent que cette transformation opère grâce à un système de croyances collectives, où le nom du couturier incarne l'excellence, influençant ainsi la perception et la valeur attribuée aux articles de luxe.
« On est en déficit de narration dans notre société et les marques prennent la place laissée vacante par d’autres acteurs. »
« Les marques apportent une valeur clé qui est celle de l’insouciance, une valeur cardinale qui est en manque à notre époque, » dans un contexte anxiogène à tous niveaux. Et le titre de cet ouvrage, « Danser sur le volcan » exprime « une possibilité de s’extraire un instant des angoisses du monde. » Certes, il s’agit d’une référence mode pointue comme on les aime, car extrait d’une citation du talentueux-chevronné Loïc Prigent interviewé par la journaliste Séverine Saas pour T, le magazine du Temps, faisant lui-même référence à la une du New York Magazine datée du 30 novembre 1987, titrée « Dancing on the Lip Of the Volcano » et sous-titrée « Lacroix’s crash chic ». La couverture du magazine était illustrée par une photo de Christian Lacroix entouré de mannequins, peu de temps après le premier défilé à New York du couturier. La formule, sublime par ailleurs, recèle la problématique que Sophie Abriat expose et déconstruit. « Il s’agit d’un secteur qui se porte bien alors que le monde se porte mal. C’est un anesthésique. Comme je l’explique tout au long du livre, la mode est un paradoxe. Éphémère et cyclique, elle nous ancre dans le présent et nous englobe hors de notre propre condition. » Un ouvrage qui va au-delà de la mode comme on l’entend habituellement. Une interrogation sur notre quotidien et nos modes de consommation. Et qui remet la mode à sa propre place, c’est-à-dire partout, même chez ceux qui la méprisent encore.
« Paris est une marque et attire tous les talents. Et de plus en plus. »
La capitale est la terre d’accueil des artistes, d’Azzedine Alaïa, à Kenzo Takada, Junko Shimada ou Paco Rabanne, pour n’en citer qu’une poignée. L’appellation juridiquement protégée « Haute Couture » est une exception française. Et il y a les groupes et les marques. « Je pense qu’il y a la force et l’influence de ces grands groupes français, implantés à Paris, qui favorisent une attraction et une légitimité » et qui font de Paris la capitale incontestée de la mode, devenant une marque à part entière. « La mode, c 'est la Silicon Valley de la France. » affirmait Ralph Toledano - figure centrale de la mode française et président de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode de 2014 à 2022 - dans une interview accordée au Madame Figaro en 2016. Et c’est d’ailleurs ainsi que Sophie Abriat s’est adressée à son éditeur, en illustrant son argumentaire par des chiffres. « Quand je montre la part du luxe dans le CAC40, en général, les gens sont frappés. Je me suis rendu compte que peu de personnes connaissaient ces résultats alors que c’est notre industrie principale, on ne le répète pas assez. C’est notre industrie principale. »
« Les marques de luxe sont devenues des systèmes holistiques avec une présence ubiquitaire. Ce sont des acteurs totaux et globaux. Aujourd’hui, parler de mode, ce n’est pas seulement parler de prêt-à-porter et d’accessoires, mais d’influence culturelle globale » résume Sophie Abriat. Celle qui a rencontré les génies de ce secteur, de Hussein Chalayan à Rei Kawakubo, poursuit son analyse, comme un détricotage sans fin d’un secteur d’excellence en expansion tentaculaire.
Reuben Attia