Jenke Ahmed Tailly : « La mode a l’immense pouvoir de rassembler les cultures et les communautés. »
Jenke Ahmed Tailly, styliste et directeur artistique, offre au monde une mode profondément humaine, qui rassemble et mélange la pluralité des beautés. De ses premiers pas en Côte d'Ivoire, bercé par les traditions et le savoir-faire ancestral, à ses collaborations prestigieuses avec des Maisons établies comme des créateurs émergents, à son travail inégalé auprès d’icônes dont Isabelle Adjani, Beyoncé et Naomi Campbell : il a su faire de ses racines la force motrice d’une démarche créative et inclusive.
L’industrie de la mode est un dédale de professions souvent méconnues. Le styliste, métier de l’ombre, est celui qui assemble les vêtements, qui propose de nouvelles façons de les porter. Pour les magazines de mode, les réseaux sociaux, les campagnes publicitaires ou des clips musicaux, il donne vie à des personnages et invente des images qui font évoluer nos perceptions du beau. « Je veux que mon travail parle aux femmes et aux hommes que j’aime, quelle que soit leur origine ou leur couleur de peau. Je veux montrer cet univers multiculturel dans lequel j’ai grandi à Abidjan, avec tellement de nationalités différentes. J’étais parfois en minorité à l’école dans mon propre pays et je trouvais ça fabuleux. » Jenke Ahmed Tailly a grandi dans « la première famille sénégalaise qui a émigré du Sénégal en Côte d’Ivoire. » Très jeune, ses parents se séparent et son père se remarie en France. « Je passais mon année scolaire à Abidjan et je passais presque toutes les vacances scolaires à Paris. J’ai toujours été attiré par ce qui est différent de moi. » Un enthousiasme contagieux, un style vestimentaire retentissant à faire pâlir les adeptes du quiet luxury, et un besoin profond, transcendantal, de transmettre son héritage : son parcours est un coffre aux trésors d’anecdotes et de leçons de vie.
« Je ne savais pas que la mode pouvait être un métier. »
Dès l'enfance, Jenke comprend qu'un vêtement, objet pratique du quotidien, recèle une valeur symbolique profonde. « Pour toutes les grandes familles africaines, les cérémonies traditionnelles marquent les étapes de la vie d’un être humain. Pour chaque événement, il y a un vêtement symbolique, des étoffes spécifiques. Par exemple, pour la tribu Wolof au Sénégal, le baptême nécessite une dentelle blanche appelée borodeh. Chaque tribu a sa particularité par rapport au fil, au design, aux techniques. » Il découvre ainsi les étoffes, le savoir-faire et apprend sans s’en rendre compte. « Chaque semaine, mes tantes, ma mère et mes grands-mères devaient se faire des tenues. Au lieu d’aller jouer au football, je restais avec elles, je les conseillais. J’ai appris à reconnaitre une vraie soie, du taffetas, de l’alpaga, de la guipure, le Kente qui est un tissu traditionnel… Je pense au pagne Baoulé, très similaire au pagne Ndiago du Sénégal. » C’est précisément ce travail de conseil qu’il fera ensuite toute sa carrière, comme s’il faisait ses gammes auprès de ses proches avant de sauter dans le grand bain.
« Je lisais beaucoup les magazines de ma mère, le ELLE, le Vogue… Ma mère aimait la mode. Elle pouvait porter un boubou le lundi et du Saint Laurent le mardi. »
A la minute où il peut être indépendant, il attrape ses valises et s’envole pour New York. Il suit des études en marketing et découvre en parallèle la mode en tant que mannequin. « C’est à ce moment-là que j’ai découvert les différents corps de métier derrière une image de mode, de la production, à la lumière, au décor. J’ai compris que la mode, c’est comme le cinéma, c’est toute une équipe qui raconte une histoire. » Incertain de sa voie, il sent confusément que la mode l’attire et y cherche sa place. Il découvre le retail en tant que vendeur chez Barneys, chez Bergdorf Goodman. » J’étais déjà très familier des Maisons françaises mais j’ai pu découvrir beaucoup de marques américaines, et le fonctionnement d’une boutique de mode. » Une fois diplômé, il rejoint brièvement les équipes de Donna Karan mais finit par rentrer à Paris pour entrer chez Benetton. « J’étais le plus jeune directeur marketing et merchandising. Un jour, je suis arrivé à un shoot et je suis tombé amoureux du métier de styliste, c’était la révélation. Je n’ai rien dit à mes parents et j’ai démissionné du jour au lendemain. J’ai appelé un ami, Miles Cockfield, fashion director du magazine Berliner parce que je voulais l’assister. J’avais trouvé ma voie. Il m’a directement proposé de travailler en tant que fashion editor. »
Enfin à sa place, l’aventure commence et Jenke s’y lance à corps perdu. Pour son premier shooting en tant que styliste, il travaille d’arrache-pied. « Le thème, c’était le trench. C’était un régal de me plonger dans l’histoire du vêtement, de Thomas Burberry qui l’a créé en 1914 - le trench-coat signifie littéralement « manteau de tranchée » - à Yohji Yamamoto, Comme des Garçons qui l’ont déconstruit, Rodarte qui l’a romantisé. » Surtout, Jenke n’imagine pas sa première publication sans Alaïa. « Ma mère adorait Alaïa, je voulais absolument avoir une pièce. » Il contacte les équipes de presse, se rend au showroom, et tombe sur Monsieur Azzedine Alaïa, lui-même. « J’étais dans la boutique la semaine précédente avec ma mère, et je crois qu’il m’a reconnu. Je lui ai expliqué le projet et il m’a répondu : ‘Nous n’avons pas de trench dans la dernière collection mais suivez-moi, je vais vous prêter des trenchs de mes archives.’ »
Lorsque Jenke parle d’Azzedine Alaïa, son regard se perd, ses poings se serrent. « C’était mon père adoptif. Il n’est plus là mais il est tous les jours dans mes prières. » Jenke se souvient d’une générosité exceptionnelle. « Il m’a toujours soutenu. Une semaine après ce premier shoot, il a organisé un dîner et m’a présenté aux titans, aux figures majeurs de notre secteur dont Franca et Carla Sozzani et Farida Khelfa. Je n’ai jamais pu le tutoyer, même lorsqu’il insistait. Quand une légende vous donne autant d’amour, on se demande parfois ce qu’on fait là, si on mérite ça. J’ai beaucoup de souvenirs très denses, très touchants. Il recevait toujours chez lui. Il était en cuisine, c’est lui qui servait, qui assaisonnait. C’était un maître de cérémonie. »
C’est grâce à Monsieur Alaïa qu’il rencontre « l’immense Sophie Theallet », bras droit du créateur pendant plus de dix ans. Elle s’est ensuite installée à New York Pour lancer sa propre Maison en 2007. En septembre 2015, elle présente une collection en hommage à l’Afrique, aux côtés de Jenke. « J’en suis très fier. On avait trouvé ce rooftop qui nous rappelait le quartier de Médine à Dakar, au Sénégal. On avait fait venir des tambours de la troupe de de Doudou N'diaye Rose, qui avait performé au bicentenaire de la Révolution française sur la direction artistique de Jean-Paul Goude. C’était beau, captivant, joyeux. Un chic absolu, une célébration… Un moment très fort de ma carrière. » Sophie Theallet reste la seule française à avoir remporté le prix CFDA/Vogue Fashion Fund, en 2009. La journaliste Cathy Horyn la présentait à ce moment-là dans The New York Times comme « the real deal, a designer who knows how to make clothes from start to finish. »
« Je me suis créé ma propre liberté et je me suis toujours battu pour avoir de la diversité partout où j’ai travaillé. »
Les images de mode façonnent et figent nos références esthétiques, pour s’imposer comme des repères culturels. En y reconnaissant l’héritage africain, en lui accordant ses lettres de noblesse, la mode s’érige en un vecteur de représentation authentique et plurielle. Au fil de so, parcours, trois couvertures majeures de magazine ont marqué la carrière de Jenke.
En 2011, sa renommée explose lorsqu’il signe la couverture des 90 ans de L’Officiel. « En faisant mes recherches, je me suis rendu compte qu’en 90 ans, il y avait eu moins de dix filles noires en couverture. Pour représenter 90 ans de mode, j’ai tout de suite pensé à Beyoncé. C’est la royauté absolue, sa prestance, son aura, au-delà de ses capacités vocales, c’était une évidence. » En quelques coups de téléphone, le jeune homme sociable à l’enthousiasme contagieux parvient aux oreilles de Beyoncé et le projet se concrétisera quelques mois plus tard. « Toutes les Maisons que j’avais contacté avaient préparé du sur-mesure pour Beyoncé. Pour les essayages, j’avais agencé la pièce comme si on entrait dans une royauté africaine. J’avais emprunté des œuvres d’art, même une pièce du Quai Branly. La mode s’inspire beaucoup de l’Afrique, et avec mon héritage, je peux voir n’importe quelle collection et y trouvait une inspiration africaine. C’était pour moi un exercice magnifique. » Pour la couverture, il choisit une pièce Gucci par Frida Giannini, directrice de création de la Maison de 2006 à 2015. « Elle avait sorti une collection incroyable inspirée de la collection africaine de Saint Laurent de 1967. On y voit des codes des peuples Bantous, des pièces aux seins coniques, les seins Bambara. C’est le nom d’une communauté malienne, dont les statues féminines ont des corps très longs et des seins pointus. On attribue souvent les seins coniques à Jean Paul Gaultier mais c’est Yves Saint Laurent qui les a présentés à Paris en premier. » Jenke travaille avec Beyoncé plusieurs années, notamment en 2013, pour l’iconique prestation du Super Bowl. « Je suis un des seuls africains à avoir été le directeur artistique du Super Bowl. », précise-t-il en souriant. Il la suit également à Cape Town en 2018, lorsqu’elle donne un concert pour les 100 ans de Nelson Mandela. Il la présente même à Monsieur Alaïa « Il adorait la chanson Single Ladies, c’était devenu un rituel de l’écouter pour les essayages avec les mannequins cabines. Il était heureux de la rencontrer. »
« J’ai eu l’honneur de travailler avec Beyoncé, avec Kim Kardashian, avec Iman Bowie, avec Natalia Vodianova. Et je rêvais de rencontrer Naomi Campbell. »
« Naomi est une de mes plus belles rencontres. » Leur collaboration a donné lieu à des images de mode phénoménales. En novembre 2018, il signe une couverture retentissante du Vogue Arabia. « Je voulais que Naomi porte une afro. C’est bien de faire le contre coup, de présenter quelque chose de nouveau. Finalement ça a été un très grand succès. Et j’ai mélangé les looks, j’ai pris un pantalon pour en faire un haut, j’ai inversé les pièces, je me suis éclaté. » En mars 2021, Madame Figaro présente « L’Odyssée de Naomi », un numéro entièrement dédié à Naomi Campbell, sous la direction artistique de Jenke. « On avait une équipe 100 % africaine, du Ghana, du Cap Vert, du Sénégal, du Nigeria. C’était magnifique. On a choisi une tenue d’Olivier Rousteing pour la couverture. »
Avec Naomi, Jenke a à cœur de repérer et soutenir les talents africains émergents. Ils chaperonnent ensemble la Arise Fashion Week de Lagos au Nigeria, devenue, depuis son lancement en 2007, une des grandes référence continentale pour les créateurs africains. Ensemble, ils attirent les projecteurs de la mode occidentale sur les talents les plus prometteurs et le savoir-faire exceptionnel du continent. « Avec Naomi et notre équipe, on était les premiers à inviter André Leon Talley en Afrique. Quand il est arrivé au Nigeria, il est resté émerveillé par la beauté de ce qu’il voyait. Il a aussi pu rencontrer Reni Folawiyo, fondatrice d’Alara, l’un des plus beaux concept store au monde. Elle accueille les plus grandes maisons européennes aux côtés de créateurs africains les plus créatifs. »
C’est là qu’il découvre notamment la marque fondée par Adeju Thompson, Lagos Space Programme, désormais au Calendrier Officiel de la Paris Fashion Week. « Avec Naomi, pendant la pandémie, on a organisé un concours. Le créateur Kenneth Ize a gagné et la Lagos Space Programme faisait partie des finalistes. On les a vu arriver. Quand ils sont entrés au Calendrier de Paris, ils m’ont demandé de les accompagner et je les ai aidés avec grand plaisir. »
Jenke travaille également avec l’initative CANEX (Creative Africa Nexus). En septembre 2024, lors de la Paris Fashion Week, plus de 18 marques de mode venues exclusivement de toute l’Afrique et de sa diaspora ont présenté leurs créations aux professionnels présents. L’espace a servi de vitrine à un large éventail de marques, dont Mafi d’Éthiopie, Adele Dejak du Kenya, We Are NBO et Katush, Doreen Mashika de Zanzibar et Emmy Kasbit, Wuman et Bloke du Nigeria. L’Afrique du Sud était représentée par Judy Sanderson, David Tlale et Thebe Magugu, tandis que le Zimbabwe était représenté par Vanhu Vamwe.
« Travailler pour la Maison Chanel, c’était mon rêve. Elle représente le savoir-faire français, l’élégance française. »
Le mardi 6 décembre 2022, Chanel présentait son défilé Métiers d’art à Daka au Sénégal, devenant la première marque de luxe à dévoiler une collection en Afrique subsaharienne. « Ils m’ont parlé de ce projet trois ans avant et on a commencé à travailler un an avant le défilé. C’était mon rêve. C’est la Maison française la plus chic. Je collabore avec la Maison depuis longtemps et c’est une des Maisons les plus loyales avec lesquelles j’ai pu travailler. » Jenke reste très touché qu’une Maison française, une référence aussi établie de l’élégance absolue à échelle planétaire, ait décidé de hisser le savoir-faire sénégalais sur le devant de la scène. « C’était extraordinaire. Tout a été fait par des équipes sénégalaises. Même les notaires qui préparaient les contrats étaient sénégalais. Je leur ai fait découvrir l’équivalent local du 19M, les Manufactures sénégalaises des arts décoratifs (MSAD) de Thiès, implantées en 1966 à l'initiative de l'ancien président Léopold Sédar Senghor. »
« Quand je travaille, j’ai parfois l’impression que ce ne sont pas mes mains. Ce que je fais dans la mode, je pense que ça relève du sacré, que ça ne vient même pas de moi. Comme si j’étais porté par ma famille. »
« Nous n’avons pas de tradition écrite. Chaque famille africaine a un « griot ». C’est un dépositaire de la tradition orale, un passeur de mémoire. Ils tiennent le livre et savent qui étaient tes ancêtres. » Lorsque le jeune Jenke perd sa mère, il se rend en Afrique pour se plonger entièrement dans son histoire familiale. « Mon père vient d 'une famille royale africaine, de Baibli au nord de la Côte d’Ivoire et ma mère vient d’une lignée hautement spirituelle. « Ce que je fais dans la mode, je pense que c’est sacré et que ça ne vient même pas de moi. Je crois que, quand je suis dans mon élément, que je commence à travailler, c’est comme si c’était une autre main, comme si ma main était portée par ma famille. C’est un héritage ancestral que je commence aujourd’hui à vraiment comprendre. »
« Dans la mode, malgré tout ce qu’on fait, on repart à zéro à chaque saison. C’est une course, et même si tu arrives premier, tu recommences sur la ligne de départ juste après. » Après avoir fait ses gammes toutes ces années, à s’être plongé dans tant d’univers de Maisons, tant de visions de créateurs, il se sent prêt. « C’est le moment pour moi de lancer ma propre marque. Je construis ce projet depuis très longtemps. » Dans quelques saisons - Jenke est un être joueur qui maitrise l’art du suspense comme personne - il présentera à Paris une collection de manteaux. « Le manteau n’existe pas en Afrique et c’est pour cela qui m’a toujours fasciné. A Abidjan, quand il pleuvait, j’étais le seul à venir en imper et les autres ne comprenaient pas, mais je restais fier. » Le manteau, c’est la protection, c’est ce qui enveloppe. Rendre hommage à son héritage par le vêtement occidental, c’est tout le combat qu’il mène depuis toujours qu’il concrétise pleinement : recréer de nouveaux modèles, de nouvelles images, de nouveaux symboles.
Reuben Attia