Sofia Crociani (Aelis): « La rigueur technique extrême permet d’atteindre une liberté créative totale. »
Sofia Crociani, fondatrice et directrice artistique de la Maison Aelis, combine sensibilité artistique et innovation dans une vision profondément engagée en faveur de la durabilité. Créée en 2017, la Maison est invitée au Calendrier officiel de la Semaine de la Haute Couture depuis 2019. Animée par la conviction que les créations Couture sont et doivent être perçues comme des œuvres d'art, une approche qu’elle résume sous la bannière « Art-to-Wear Couture ».
Pour la saison Printemps-Été 2025, Sofia Crociani s’est laissée guider par deux robes du XIXe siècle issues de ses archives personnelles. « Ce sont des pièces exceptionnelles qui portent une puissance émotionnelle unique. » Bien plus qu'une simple réinterprétation, elle engage un dialogue créatif entre l’histoire de ces pièces et la modernité de ses créations. « C’est un double jeu que nous essayons de mettre en scène. Entre l’émotion du passé que ces robes contiennent, et l’élan contemporain que nous leur apportons à travers notre travail. » Chaque pièce porte en elle « à la fois l’émotion historique et la contemporanéité que nous lui insufflons par notre geste. » L’idée de « Art-to-wear Couture » se reflète dans chaque vêtement, qui, à travers sa maîtrise du savoir-faire, porte une histoire, des témoignages intemporels.
Dans sa volonté de rendre hommage à la culture et à l’art sous toutes ses formes, Aelis poursuit ainsi sa collaboration avec l’Opéra de Paris, entamée l’année dernière. « Nous avons des échanges créatifs très fructueux. Ces échanges sont essentiels pour la réinterprétation des pièces d'archives et des costumes utilisés pour les opéras et ballets. »
« Les métiers d’art produisent des œuvres d’art. Et une œuvre d’art ne meurt jamais. »
Les créations d’Aelis émergent d’un échange avec la matière elle-même. « Nous laissons le tissu s’exprimer. Nous le suspendons, sans nécessairement de forme en dessous. Nous avons besoin de la liberté que l’air apporte au tissu », explique-t-elle. Cette approche innovante s’inscrit dans la philosophie de la Maison : chaque pièce doit respirer, être modelée, sculptée selon la sensibilité de ceux qui la créent. « Il est impossible de rester indifférent lorsqu’on a entre les mains une pièce de Couture », souligne-t-elle.
« Nous revenons à l’idée de sculpter, de faire vivre et de façonner la matière. » Un dialogue s’installe alors avec la matière, qui vit, qui donne une direction, et qui doit être suivi avec soin. « C’est ça le plus important, de revenir à l’authenticité, à ce que l’on ressent. » Sofia Crociani, qui a travaillé précédemment comme styliste chez Dior sous la direction de John Galliano, maîtrise parfaitement la complexité du processus créatif et les étapes préparatoires essentielles à la réalisation. Elle se souvient avec émerveillement « de la beauté, de la magie des grandes maisons de Couture », où chaque étape, de l’inspiration à la préparation, est cruciale pour l’accomplissement de la création. Après avoir poursuivi sa carrière de créatrice indépendante, elle fonde sa propre société de conseil et travaille pendant plus de dix ans avec des figures légendaires telles que Karl Lagerfeld. « J’ai voyagé dans le monde entier pour nourrir les processus créatifs. C’est une étape très importante dans notre travail. C’est de cette inspiration, de cette émotion, que tout découle. »
« Nous honorons le passé par l’upcycling, et nous regardons vers l’horizon lointain avec la technologie futuriste. »
La Couture est une discipline durable par essence, car chaque pièce est réalisée de façon exclusive, adaptée à chaque cliente. Ce sont des pièces pensées pour durer, être transmises de génération en génération. L’innovation joue un rôle crucial dans cette démarche de durabilité. Pour Sofia Sofia, l’upcycling est une solution honorable, mais il ne suffit pas à elle seule. Elle est convaincue que l’avenir de la mode passe par l’innovation technologique, notamment à travers des collaborations avec des chercheurs et des scientifiques. Un exemple marquant est sa collaboration avec la Hong Kong Polytechnic University, qui a permis de créer un tissu ultra-technologique en insufflant des particules d’or et d’argent sur de la soie naturelle produite en Italie, sans produits chimiques ni utilisation d’eau. « Le tissu reste incroyablement fluide et délicat. C’est fantastique, et de plus en plus d’universités de pointe explorent des moyens d’appliquer leurs innovations au secteur du textile. »
« Nous avons fourni à l’intelligence artificielle toutes ses connaissances. C’est un outil formidable. Comment imaginer subir ce que nous avons créé ? »
« Nous sommes également en train de développer un projet basé sur l’intelligence artificielle », explique Sofia Crociani, soulignant que lorsque la technologie est utilisée de manière responsable, elle peut repousser les limites de la créativité tout en respectant la planète. Ces outils, qui ont pris le monde d’assaut, continuent de susciter des craintes. « Ce sont des outils incroyables si on les utilise avec conscience. Nous les avons créés, et maintenant nous devons apprendre à les maîtriser. » Elle défend également une approche plus éthique des matériaux, avec des collaborations sur des produits comme la laine mérinos durable, produite dans le respect total des animaux et des cycles naturels. Aelis privilégie par ailleurs des matériaux bio-sourcés et éco-responsables dans toutes ses créations. « Pour choisir nos tissus, nous travaillons avec des fournisseurs qui ont une conscience écologique et dont les matériaux sont bio-sourcés. » Par exemple, des tissus traçables respectueux du cycle biologique sont utilisés pour garantir la durabilité de chaque pièce.
Actuellement, Sofia Crociani participe à l’exposition collaborative « The Guiding Thread », qui se tient à la galerie Suzanne Tarasieve, dans le 3e arrondissement de Paris, jusqu’au 8 mars 2025. L’exposition réunit une trentaine d'artistes, dont Eva Jospin, Anne Imhof, Juergen Teller, et bien d’autres figures importantes de l’art contemporain. Suzanne Tarasieve, galeriste visionnaire, décédée en décembre 2022, a toujours placé l’amitié, la transmission et la générosité au cœur de son travail. Elle reste une figure de référence dans le monde de la culture. Sofia Crociani présente ainsi une pièce réalisée à partir de plumes d’albatros trouvées sur une plage de Normandie. « Ces merveilles sont mises à l’honneur avec la sensibilité qui lie tous les êtres humains à la nature. » Cette pièce est également un hommage : « Suzanne l’a portée pour les 40 ans de la galerie. C’est cette âme que les vêtements prennent, surtout les vêtements Couture, qui ont déjà une connotation artistique par eux-mêmes. Cette âme qui traverse les vêtements, on la voit lorsqu’ils prennent vie par eux-mêmes. Et dans la galerie de Suzanne, le vêtement est simplement suspendu. » Un vêtement à part entière, qui a été porté. Et une œuvre d’art à part entière, aujourd’hui exposée.
Reuben Attia.