René Célestin : « Un défilé de mode est un animal hybride, multilingue, multidimensionnel. »
René Célestin, fondateur de l’agence OBO, orchestre depuis 25 ans certains des défilés et des événements les plus novateurs du monde de la mode et du luxe à l’international. Des Maisons prestigieuses aux jeunes talents prometteurs, son quotidien consiste à se mettre au service de visions créatives pour les concrétiser. Sa curiosité insatiable d’autrui l’a poussé à fonder, acquérir, co-fonder divers projets, toujours en quête de nouvelles occasions de mettre en scène le beau. Son parcours culmine lorsqu’il co-signe les cérémonies d’ouverture des Jeux Olympiques et Paralympiques à Paris l’été dernier.
La vitalité new-yorkaise, le flegme londonien, la sophistication parisienne : René Célestin est un sacré mélange de franchise et de calme. Alors que la Paris Fashion Week bat son plein, entre deux rendez-vous, il raconte son parcours. Les notifications ont beau pleuvoir sur son téléphone, il le retourne : s’il vous accorde de son temps, il le fait pleinement. « Servir l’autre, se mettre à son service, ce n’est peut-être pas dans l’air du temps, mais c’est une notion chère à mon cœur. Et OBO veut dire ‘On Behalf Of’. » Littéralement, « au nom de » l’autre. Plus jeune, il tâtonne et explore différentes approches. D’abord, panser l’autre : il débute des études de médecine. Puis, choyer l’autre : il suit les conseils d’un proche avisé et se réoriente vers l’hôtellerie, une formation qui lui confirme son goût de l’ordre et du travail bien fait. Enfin, découvrir l’autre. « Depuis petit, je disais à mes parents que je voulais partir en Amérique. Ça faisait rire tout le monde, parce que personne n’y croyait vraiment. Je passais mes soirées à lire les paroles de chansons sur les pochettes d’albums. Les Stones, Supertramp, Fleetwood Mac… » Ses études se clôturent quelques mois outre-Atlantique, où il découvre New York depuis l’enceinte de la prestigieuse Cornell University. Il rentre à Paris puis redécampe illico, dans cette ville qu’il a toujours fantasmée comme sa maison. « J’ai commencé par travailler à Paris pour un organisateur de réceptions. Lorsqu’une filiale s’est ouverte à New York, j’ai assuré sa direction générale pendant trois ans. Je suis allé aux Etats-Unis parce que c’était mon destin. »
« Je me dis toujours que je peux remercier le destin de m’avoir envoyé à New York, j’y ai été rééduqué. »
Il arrive à New York le pas léger mais l’épaule basse. « Ça été très violent. La solitude, le manque de moyens, et le rythme de New York. Les Parisiens se plaignent mais là-bas, on a les doigts dans la prise en permanence. » Il pose ses valises à l’hôtel Chelsea « à l’époque, ce n’était pas du tout un endroit glamour. J’étais entre la chambre d’un groupe Hare Krishna et celle d’un guitariste russe qui jouait du hard rock toute la nuit. » Des nuits courtes, et des journées intenses, à piloter une équipe et à coordonner des projets. « Ce que j’ai appris, et que j’avais commencé à apprendre avant, c’est cet état d’esprit commando, de débuter un nouveau projet toutes les deux semaines, en équipe. Ça m’a tout de suite parlé. Je me suis rendu compte qu’on pouvait aller beaucoup plus vite, beaucoup plus fort. »
René Célestin, créature « ultimement » sociable, s’improvise alors freelance « pour les uns et les autres », qu’il croise au hasard des événements et des projets. C’est ainsi qu’il rencontre son associé pour fonder l’agence OBO, en août 2000, et produire des défilés de mode. « Je lui ai dit, comme je l’avais fait avec d’autres qui n’avaient pas mordu à l’hameçon, qu’il y avait une opportunité. Et c’était parti. » Pourquoi échafauder des plans théoriques à n’en plus finir alors qu’il suffit parfois de simplement se lancer ? « Une agence de production d’événements, à cette époque, c’était des gens, des ordinateurs, et des idées. On peut même monter une boite de production maintenant », lance-t-il, grand sourire, en désignant du coin de l’œil la table du bistrot parisien qui sous-tend son thé vert. C’était au tout début du siècle dernier, dans une énergie délirante. Paco Rabanne s’était planté en prédisant la fin du monde, Bill Clinton arrivait en bout de course de son mandat présidentiel – « Sans parler de politique, il a quand même annulé la dette américaine. » -, on assistait aux balbutiements d’Internet et le bout du monde paraissait à portée de main. Et l’industrie du luxe s’emballe. « C’était un concours absolu de qui avait la plus grosse campagne de publicité. La machine de promotion battait son plein. »
« On m’explique, dans la plus grande confidentialité, que la Maison Saint Laurent va être rachetée, par ce qui allait s’appeler le Gucci Group. »
« Quand vous montez un business et que vous n’avez qu’un seul client, votre obsession tous les matins, c’est de trouver le deuxième, le troisième et le quatrième. » A peine fondée à New York, René Célestin décide de monter en parallèle les bureaux parisiens d’OBO. « Ce sont des différences de territoires. La mode à New York n’est ni envisagée, ni prise en charge comme elle l’est à Paris. Didier Grumbach s’amusait à rappeler souvent qu’au-delà de la créativité, la mode est une question de business. Et je suis complètement aligné avec cette vision. Si vous représentez un grand magasin, vous débutez la saison à New York avec un budget ouvert, et vous concluez à Paris. C’est à Paris qu’on passe le plus grand nombre de commandes que n’importe où dans le monde. » Didier Grumbach, figure centrale de la mode française, fut président de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode de 1998 à 2014.
Le réseau professionnel-amical de René Célestin se tisse rapidement et les contrats s’enchainent. « Je me suis retrouvé dans un bureau où on m’annonce le rachat de la Maison Saint Laurent par ce qui allait s’appeler le Gucci Group. On était en juillet 2000, il faisait très chaud et j’étais venu en t-shirt et en short parce qu’on ne m’avait pas dit où j’allais. Et j’avais vraiment l’air d’un pingouin au milieu de ces gens en costume. » Le groupe Kering, anciennement connu sous le nom de Pinault-Printemps-Redoute (PPR) jusqu'en 2013, amorçait alors son virage stratégique vers le luxe à la fin des années 1990. En 2000, PPR s’offrait une participation initiale de 42 % dans Gucci Group, et 100 % de la division prêt-à-porter et des cosmétiques de la Maison Saint Laurent. La Haute Couture est restée sous le contrôle d'Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé. Un pied de part et d’autre de l’Atlantique, René Célestin est envoyé à Paris, en agent secret, pour sonder discrètement la Maison, afin de vérifier si le projet peut aboutir, si la Maison peut défiler en septembre. « Je finis par rendre une copie en leur disant qu’ils n’y arriveront pas et leur explique que Saint Laurent est un monument sacré pour la presse française. » Il signe Saint Laurent parmi ses clients, puis le Gucci Group qui organisait une exposition sur les Années Pop à Beaubourg, de mars à juillet 2001. « Tout se faisait sous l’égide de Tom Ford, » nommé directeur de la création des collections prêt-à-porter YSL Rive Gauche, tout en conservant son rôle chez Gucci jusqu'à son départ en 2004.
« J’ai une fibre de liberté absolue. Celui qui va nous enchaîner n’est pas né, même si personne n’a jamais essayé ! Parfois, ça implique de faire des choix qui ne sont ni pratiques ni avantageux. »
AMI, Balenciaga, Victoria Beckham, Lemaire, Germanier, The Row, Maison Margiela, System, Valentino… Pour les grands acteurs du secteur, OBO travaille dans les coulisses de l’exploit, ajuste chaque paramètre des défilés dont le commun des mortels n’a pas conscience. « Il y a d’abord une phase de dialogue avec un créateur ou une créatrice qui nous parle de son humeur, de son inspiration, de ses rêves… qui nous donne une direction. » Une phase de recherche créative débute, qui comprend notamment le lieu, la lumière, la musique, la scénographie. « Et ma marotte absolue, ma passion dévorante, c’est la caméra, qui est une manière de voir le monde qui n’a absolument rien à voir avec celle de l’œil humain ou de la photo, de l’image arrêtée. »
La recherche créative et la quête du lieu idéal se font en interne. Mais pour la musique, ou les « metteurs en lumière », René Célestin est en constante recherche de talents bourgeonnants ou établis. « Je rends hommage à Jan Kroeze qui a travaillé pour Maison Margiela, Dior ou The Row ; et à Philippe Cerceau. Il y a des talents incroyables, je pourrai en citer longtemps. » Ce qui l’amuse, c’est notamment d’aller regarder en dehors du monde de la mode, notamment du théâtre ou de l’opéra. « Ce monde me fascine. Je dis toujours qu’un décor très beau mal éclairé est laid, alors qu’un décor laid bien éclairé, c’est beau. Personne ne regarde la lumière, tout le monde regarde l’objet éclairé, mais c’est la lumière qui le définit. C’est l’espace négatif. »
Lorsque l’historique Maison Poiret renait de ses centres en mars 2018, 90 ans après sa fermeture, OBO accompagne la créatrice Yiquing Yin pour matérialiser sa vision créative. « On l’avait organisé sous la grande nef du Musée des Arts Décoratifs. C’était un mélange de Blade Runner, d’une pièce de Bob Wilson et d’un défilé de mode. Alors que par ailleurs, le mécanisme de lumière était d’une simplicité absolue. Je vois des gamins avec cette image dans leur téléphone aujourd’hui. » explique-t-il en montrant une photo du défilé, où les silhouettes semblent émerger d’une faille spatiale, d’une lumière orange, jaune, mystérieuse et enveloppante.
« Il faut aider les gamins. Il faut introduire des trublions. »
René Célestin a toujours eu à cœur d’accompagner les jeunes talents. En 2008, lorsque le marché immobilier s’effondre et déclenche un krach boursier mondial, New York s’arrête net. « C’était la fin du monde. On se demandait ce qu’on allait faire comme nouveau métier. Mais le luxe a continué à survivre. Ça défiait la raison. » Alors que les jeunes créateurs new-yorkais sont sur le point de mettre la clé sous la porte, ils montent, avec Keith Baptista, le projet MADE Fashion Week, qui permettra aux créateurs émergents de présenter leur travail. « Il y avait Joseph Altuzzara, Alexander Wang, Charlie Discord, The Blonds, qui présentaient des défilés complètement fous, des perruques à n’en plus finir. »
Depuis 2022, les étudiants de l’Institut Français de la Mode inaugurent deux fois par an, une fois les Bachelor of Arts, une fois les Master, le Calendrier Officiel de la Paris Fashion Week. Un coup de projecteur, et de pression, exceptionnel, orchestré avec brio, et bienveillance, par OBO. « Je suis persuadé qu’on a tous eu des mentors. Quand l’opportunité de l’être se présente, il faut la saisir. Il faut aider les talents émergents, évoquer de nouvelles choses. Il faut introduire des trublions. »
« Les Jeux Olympiques ? On a fait quelque chose que personne sur la planète n’a fait avant nous. Et je ne suis pas un homme d’emphase, ni d’exagération. Quand on aura 80 ans et qu’on sera au coin de la cheminée on pourra dire qu’on l’a fait. »
Pour mener à bien ce travail – l’adjectif titanesque serait-il suffisant ? – de trois ans, René Célestin participe à la fondation d’une équipe d’experts. Lorsque le Covid arrive et que les agences d’organisations d’événements se retrouvent au chômage technique, les agences OBO et ubibene s’installent dans les locaux de l’agence Double 2 et cherchent à initier des synergies, trouver des idées. Que se passe-t-il lorsqu’on réunit des créatifs autour d’une même machine à café ? « On s’est dit qu’on pouvait s’organiser pour créer des événements en commun. On adore ça. Donc on a créé The Banner. »
En préparation des appels d’offre à venir, pour les cérémonies olympiques, ce conglomérat improvisé tombe à pic : « c’est une association d’agence, le best-of de l’événementiel français. » René Célestin enjoint le groupe Auditoire de se joindre à l’effort. Et les fondateurs d’Auditoire s’en vont convaincre Havas Event. « Pour les JO, on formait un trio d’associés à parts égales, qu’on a décidé de nommer Paname 24. »
Lorsqu’il raconte l’organisation d’une telle mission, ses yeux pétillent, la fierté l’anime. « On a inventé de la technologie. On a inventé des solutions. Six kilomètres de scène, ou de Seine, plus de 100 bateaux, dont la vitesse est variable en fonction du débit du fleuve. Un programme télévisuel qui impose que tel pays soit montré pendant 20 secondes. Thomas Jolly, directeur artistique, dont le découpage était en demi-secondes. On avait 115 caméras fibrées avec trois boucles de 18 km chacune de fibre optique dans les égouts de Paris pour connecter 5 000 appareils en IP, on était sous menace terroriste et on devait contrôler tout ce petit monde -là avec l’État-major des Armées, la préfecture d’Île-de-France, la préfecture de police de Paris, la mairie de Paris, le ministère de l 'Intérieur, l’Élysée… Et Céline Dion qui chante sur la Tour Eiffel. C’était infini, fantastique, kafkaïen ! »
« C’est plus facile de trouver un client qu’un bon directeur de projet. »
René Célestin pratique un métier qui requiert une immense capacité d’adaptation, de sensibilité, de sens pratique et de sang-froid. « C’est très difficile de recruter. Les animaux que sont les projets comme des défilés de mode sont très hybrides, multilingues, multidimensionnels. Et ce qu’on leur livre c’est du hard, du très hard. La deadline ne va pas bouger. S’il n’y a plus d’électricité, c’est devant le monde entier. » Comment continuer à grandir, à se laisser porter au fil des opportunités, à garder le nez tourné vers l’avenir ? Un seul moyen, et un excellent conseil de vie (professionnelle) au passage, qui résume parfaitement cet artisan du lien social : « Tout cela n’est qu’un tissu constamment entretenu de relations, de gens qu’on rencontre, qu’on connait, et dont on entretient le contact. »
Reuben Attia