Post Ego Era
On ne rallume pas une vie, mais on l’éclaire de son amour, de son talent. Ce que nous a offert Paris cette saison, ce que cette ville a fait crépiter, c’est cette joie, le sentiment qu’après tous ces mois enfouis, la couleur se déconfinait, que la vie jaillissait, aimantée par des sensibilités à vif, unies par une même passion, guidées par le même élan. En offrant un hommage à Alber Elbaz, organisé par Az Factory au Carreau du Temple, quarante couturiers et créateurs, ainsi que toute l’équipe de son studio, ont prouvé, que cette fête avait un sens, une histoire, un passé, un présent, un futur ; au lendemain de la gigantesque panne Facebook Instagram What’s App, cette soirée s’est imposée comme le défilé de tous les défilés, un festin de beauté, de couleurs, de sentiments, avec une scène, un public, cette pluie de cœurs rouges en papier.
Nous étions entrés plein de larmes, nous en sommes sortis ivres de ce bonheur doux et rose de l’enfance, une partition d’amour.
« Le théâtre rend aux hommes la tendresse humaine » disait Jouvet, complice de Christian Bérard, dont le Petit Théâtre de la Mode a joué le rôle d’incubateur. C’est dans les entrailles d’une histoire partagée que la mode prend son envol. Et Paris en est l’encyclopédie vivante, en mouvement.
Cette saison, les créateurs se sont révélés curateurs inspirés, à Milan déjà, Donatella Versace et Kim Jones (Fendi) avaient donné le sentiment que quelque chose s’ouvrait. Paris a ouvert le bal de cette post ego era, transformant le « je » en nous, pour mieux célébrer, ensemble, une forme de singularité. En marge des clones lissés par leurs applications, de ces existences numérisées, Paris a le don de rendre aux personnages des prénoms, aux tribus des idoles, aux muses leurs poètes, à la nuit ses étoiles, et c’est tout cela que la mode remet en scène, avec ses fêtes, ses apparitions, cette capacité à rassembler sans unifier, à redonner un sens physique au mot communauté. Communauté de talents unis par leur différence, leur envie de transformer cet espace éphémère qu’est la saison, en une sorte de maison nomade, où les portraits de famille qu’on avait décrochés, reviennent, recadrés de lumière. « J’aime à penser que la mémoire est un réservoir d’optimisme » assure Thebe Magugu, qui célèbre sa mère et sa tante, dans sa collection « Genealogy ». Paloma Picasso (pour Anthony Vaccarello chez Yves Saint Laurent), Marc Bohan (pour Maria Grazia Chiuri chez Dior), et même Karl Lagerfeld (pour Virginie Viard chez Chanel), incarnent ces présences que la mode rend visible, au nom du lien, de l’échange, des affinités électives, celles que Daniel Roseberry chez Schiaparelli sublime dans une réinterprétation sans parodie. Et puis Jean Paul Gaultier à la Cinémathèque, Thierry Mugler en mode « Couturisissime » au Musée des Arts Décoratifs témoignent encore de cette passion.
Ce que nous dit Paris, c’est que la mode s’y exprime dans un trait, qu’un jeu d’impressions, de sensations y devient une carte de tendre, que les conversations interrompues y reprennent comme si elles s’étaient arrêtées une minute plus tôt. Tout ce que la crise a contenu, l’imaginaire le rend visible, dans l’explosion chromatique d’un Kevin Germanier, les réminiscences de tulle de Victor Wainsanto, les mille et une nuances de beige de Benjamin Benmoyal, et tous ceux qui remettent la matière au cœur d’une histoire. Murmures soyeux, éclats d’or, de ces voix que rien ne peut éteindre, intensité de ces regards, ce feu que rien ne pourra jamais éteindre. LB
« Dessiner, c’était prendre l’avion pour une destination inconnue. Je ne dessinais pas une jupe et un chemisier, mais l’histoire d’une femme qui me faisait rêver. Les tissus ne m’inspirent pas, même ceux qu’achète ma mère. Racontez-moi une histoire et je peux commencer à créer. Ensuite, c’est le travail dans les ateliers. Quand un gâteau est dans le four, il faut rester à côté jusqu’à ce qu’il soit cuit. Sinon, il risque de brûler. Il faut de même rester dans les ateliers, avec les gens qui confectionnent les vêtements, jusqu’à la fin. » Aber Elbaz.