Lucien Pagès : « Ma vie d’aujourd’hui est le rêve du petit garçon passionné que j’étais. »
Fin 2024, Lucien Pagès célébrait les 18 ans de son bureau de presse qui représente aujourd’hui plus de 150 marques à Paris et à New York. Ce passionné infatigable qui aimante les noms prestigieux et des talents émergents internationaux se laisse guider par ce que lui dicte son intutition et son époque. Il a récemment allié son expertise à celle du groupe The Independents, unissant son parcours unique - un cocktail de curiosité, de sensibilité et d’audace - à la puissance d’un réseau mondial interconnecté.
« Je n’ai aucune idée d’où me vient ma passion pour la mode », confie Lucien Pagès en souriant. Né à Vialas, dans les Cévennes, il grandit loin de la frénésie parisienne. « Ma mère n’était pas du tout intéressée par la mode. Mon père était peut-être plus esthète. Il fréquentait des gens sophistiqués, de par son travail. » Ses parents tenaient un hôtel dont le restaurant était étoilé. François Mitterand, Pierre Paulin, Willy Brandt y ont déjeuné. « On avait quand même un environnement assez intellectuel, artistique. Aujourd’hui, l’ironie du sort c’est que je suis tout le temps dans les hôtels. Je demande toujours la même chambre et je m’y sens chez moi. » Ce qu’il a gardé de ses parents, c’est un dévouement total envers ses clients. « J’ai été elevé dans un hôtel et le client est roi. Je suis au service des gens, on peut m’appeler à n’importe quelle heure, je suis très disponible. Je ne suis pas une entité secrète. Et plus j’ai de clients, plus je dois être disponible. » Fatigué ? Jamais ! « J’ai rêvé de cette vie. Si enfant, on m’avait dit, tu sautes d’un avion, tu vas au Festival de Hyères, puis à Art Basel, puis à New York pour l’ouverture de la boutique Jacquemus, puis à Marrakech pour le Fashion Trust Arabia, j’aurais signé tout de suite. J’avais surtout peur que ça ne m’arrive pas. »
« Avant d’arriver à Paris, j’étais terrifié. Je pensais que cet univers n’était pas pour moi. »
C’est par la presse que Lucien cultive sa passion croissante et insatiable pour la mode. « J’allais à la supérette, il y avait le Vogue, le Madame Figaro, le ELLE. Je prenais ce que je pouvais avec mon argent de poche. » Il y découvre les publicités de parfums, les noms des grands maîtres, construit son goût et sa culture. « J’avais une tante que j’adorais, Tatie Renée, qui s’occupait de moi quand mes parents travaillaient. Elle était très ouverte d’esprit et chez elle je pouvais faire ce que je voulais. » Elle lui transmet cet amour du beau. « Ça me vient d’elle mon obsession des parfums. C 'est une petite parcelle de luxe qu’on peut s’offrir. Les flacons que je collectionne aujourd’hui me ramènent aux miniatures que j’avais quand j’étais petit, au plaisir de les avoir vus, inaccessibles, et de les posséder, comme des reliques. »
A 18 ans, Lucien découvre dans Le Nouvel Observateur un classement des écoles de mode en France. C’est bien entendu sur la première, l 'École de la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne – qui a fusionné avec l’Institut Français de la Mode en 2019 – qu’il jette son dévolu, et débarque à Paris la veille de sa rentrée. « J’avais peur d’être le plouc venu de son village, je pensais que tout le monde porterait du Chanel. Et bien sûr ce n’était pas le cas. » Il se souvient de sa tenue de rentrée, de son jean Cimarron, de son col roulé noir et de ses chaussures Kenzo. « C’était la mode vu de moi, de ma province. »
« Je voulais être Yves Saint Laurent. »
C’est d’abord en tant que designer qu’il s’imagine fleurir dans ce secteur. « Je voulais être couturier. Je voulais être Yves Saint Laurent. J’ai appris à coudre, j'ai appris la toile. » À l’école, il enchaine les stages et découvre enfin aux premières loges ce monde qu’il a tant imaginé. Il fait ses premiers pas chez Dior lorsque Gianfranco Ferré était à la tête de la création artistique de la maison, de 1989 à 1996. « C'est là où les choses s'impriment hyper fort en toi. Je me rappelle de tous les détails, des matières des couleurs. »
La Maison Saint Laurent, saint des saints du jeune homme, organisait alors deux défilés chaque saison. « Le premier c’était avec les célébrités, avec Catherine Deneuve et Zizi Jeanmaire, mais ils laissaient entrer des étudiants pour le deuxième. » Lucien découvre alors les défilés solennels de la Haute Couture avec émerveillement. « J’avais le sentiment que ce à quoi j’assistais n’existerait plus, d’asssister à la fin du monde. » C’est Simone Baron, « une journaliste old-school parisienne que j’adorais et qui avait co-fondé le ELLE en 1945 avec Hélène Lazareff », qui lui ouvre les portes de son rêve. « Pierre Bergé adorait Simone parce qu’il était de l 'île de la Rochelle et elle de l’Ile de Ré et qu 'elle avait vu débuter M. Saint Laurent et qu’elle l’avait soutenu. » Simone Baron lui obtient alors un entretien avec les responsables des ressources humaines. « J’explique que je souhaite travailler pour Monsieur Saint Laurent, pas dans les ateliers. Quand j’y pense, jamais je n’oserais faire ça aujourd’hui. » La franchise paie et il obtient un entretien auprès de Marie-Thérèse Herzog, responsable accessoires Haute Couture, et Anne-Marie Muñoz, directrice historique du studio de la Maison Saint Laurent, décédée le vendredi 3 janvier 2020 à 87 ans. « Marie-Thérèse Herzog a été la première employée de Monsieur Saint Laurent et elle dessinait les accesssoires. Personne ne parle jamais de Marie-Thérèse alors qu’elle est fondamentale dans l’histoire de la Maison. Elle était très discrète. »
Sûr de lui, Lucien présente alors une collection qu’il avait conçu à l’école. « J’étais complètement malade. J’avais dessiné une collection Disco. Des paillettes, des plateformes, on aurait dit Priscilla, folle du désert ! » Anne-Marie Muñoz tourne les pages et lui répond sobrement "c’est tout ce qu’on déteste" puis tourne les talons. « Marie-Thérèse Herzog est revenue quelques minutes après pour me dire : "Madame Muñoz est d’accord pour que vous restiez parce que vous êtes discret." ». Son rêve devient alors réalité et Lucien observe de près celui qu’il a tant admiré. « C’était un autre monde. Quand Monsieur Saint Laurent arrivait, les filles remettaient leur rouge à lèvres, toutes en talons. C’était martial ! » A la fin de son stage, on lui propose de rester travailler sur "Variation" - une ligne de prêt-à-porter lancée par la Maison en 1983 - et il refuse. « Je remercie le destin de ne pas avoir suivi cette voie parce que je pense que je serai devenu un designer médiocre. »
« Quand j’ai découvert le métier des relations presse, une lumière s’est allumée. »
Il rencontre alors le directeur artistique Marc Ascoli, qu’il assiste pendant plus de cinq ans. Ce dernier fut également le collaborateur fidèle de Martine Sitbon, qui fonda sa Maison en 1985. Nommée directrice de la création chez Chloé en 1988, elle y restera pendant neuf saisons. Ce sont les premiers pas de Lucien en dehors de la Couture et dans le monde du prêt-à-porter, des créateurs. Loin d’imaginer les KCD et autres Karla Otto qui virevoltent outre-Atlantique, Lucien rencontre Michèle Montagne, alors PR majeure de la scène parisienne, qui représentait Martine Sitbon. « Thierry Dreyfus organisait les défilés et je m’occupais d’inviter les célébrités. Un jour, je suis tombé sur un fax qui avait été envoyé à Martine Sitbon et à Michèle Montagne par Jessica Paster, la styliste de Cate Blanchett. Je lui ai immédiatement envoyé une dizaine de robes, des doublons qui servaient d’exemples pour la production. Cate Blanchett les a toutes portées. » Les prises d’initatives se multiplient et sa passion se précise. S’il faut rendre à César ce qui lui appartient, « le premier à m’avoir dit de devenir PR, c’est le designer Vincent Darré. Il a allumé la lumière. Il partait de Moschino pour rejoindre Ungaro. Il a eu cette vision sur moi. »
En 2006, il fonde son propre bureau et signe comme premier client le designer Adam Kimmel. « Il était déjà chez Colette et j’aimais son travail, hyper chic, ses pulls en cachemire parfaits, ses cardigans incroyables, ses lookbooks shootés sur des artistes américains quand personne ne faisait ça. » Les deux décident alors d’ouvrir un bureau commun. « J’étais libre, je pouvais représenter des cliens tant qu’ils n’étaient pas ses concurrents et je lui laissais les bureaux pour ses showrooms commerciaux. Ca me permettait d’avoir des bureaux déjà chics, rue Debelleyme » en plein cœur du Marais, dans le 3e arrondissement de Paris. Et c’est la révélation.
« Sacai, je savais que c’était un trésor. Un tel bijou encore enfoui à faire découvrir au monde, ça n’existera plus. »
Il collabore dans un premier temps avec ses amis, dont la créatrice Olympia Le-Tan qui lui présente Chitose Abe. « Personne ne la connaissait en dehors du Japon. C’était une époque sans Instagram, presque sans internet. Une marque comme ça ne resterait jamais inconnue aujourd’hui, avec les réseaux sociaux. » Il représente la marque à Paris à partir de 2009. « Celles qui m’ont imméditament soutenues sont Catherine Rousseau au ELLE et Nicole Picart au Figaro Madame. Les première a être venues voir Sacai et à être tombées amoureuses. Pour moi, Chitose Abe est une des dernières personnes à avoir créé un style aussi personnel. J’ai beaucoup de respect pour elle. »
« Ce que je cherche surtout, c’est une vraie signature. J’admire les gens alignés, honnêtes avec eux-mêmes. »
Jonathan Anderson, Simon Porte Jacquemus, Duran Lantink… Lucien Pagès aimante les noms prestigieux et les talents émergents les plus prometteurs. Repérer la perle rare est un travail d’intuition et de sensibilité et le résultats de plusieurs critères. « C’est une conjonction d’éléments. Il faut que les vêtements soient intéressants. Il faut que la personne ait quelque chose à dire, qu'elle soit charismatique. Jonathan Anderson par exemple, est brillantissime et très cérébral. Simon Porte Jacquemus, je l’ai rencontré assez tôt même si nous n’avons pas tout de suite travaillé ensemble. Cétait évident que c’était une star, il est tellement lumineux. »
A l’image de son parcours, il se base en priorité sur l’humain. « Pour moi, la personnalité est vraiment importante. Si je n’arrive pas à cristalliser, je ne peux pas faire cristalliser les autres. » Et il y a la chance, le hasard des rencontres. « J’admire les gens alignés, qui sont honnêtes avec eux-mêmes, qui sont uniques. Ce que je cherche surtout, c’est une vraie signature. Ça ne veut pas dire que ça peut pas être dans la mouvance de quelque chose. Si quelqu’un est là, c 'est qu'il doit avoir quelque chose à dire. » Il ne s’agit en aucun cas d’avoir un jugement de goût : « J’aime dire que je fais d’APC à Zimmerman. C’est ce grand écart que je pratique aussi dans la beauté ou le lifestyle. »
« Je voulais être français avec une envergure internationale. »
Si Paris a toujours été une terre d’accueil pour les artistes du monter entier, la mode bat son plein à l’international. Et Lucien le ressent dès ses débuts. « Dès que j’ai commencé, j’ai voulu organiser des journées presse à New York, à Londres. Je préférais mettre mon argent là plutôt que de gagner de l’argent. Je voulais être français mais pas franchouillard, être français avec une envergure internationale. Je savais que c’était nécessaire pour représenter et protéger mes clients. »
En 2019, il finit par ouvrir ses propres bureaux à New York et confirme un nouveau tournant. « Ca s’est fait naturellement et j’ai toujours fonctionné ainsi. J’ai engagé plus de gens quand j'ai eu plus d'argent. Je n’ai jamais fait un prêt à la banque, juste une fois pendant le Covid parce que tout le monde le faisait et qu’on ne savait pas où on allait. J’ai rendu l’argent tout de suite ».
« Je ne veux pas ne pas aimer mon époque. »
De prime abord, le métier d’attaché de presse semble être une forme d’éminence grise des coulisses, de ces métiers de l’ombre qui font battre un secteur, à l’abri du grand public. Mais les réseaux sociaux, tambours battants des stratégies de communication, sont des outils qui ne peuvent pas tout à fait être appréhendés théoriquement. « Pour comprendre, j’ai besoin de pratiquer. Instagram, je m’y suis mis tout de suite, et j’ai pris un peu plus de temps pour craquer la formule de TikTok », raconte-t-il en souriant. Il précise dans la foulée « C’est bien sûr aussi une stratégie de ne pas être sur les réseaux sociaux mais il faut s’organiser autour. Martin Margiela a fait le meilleur marketing du monde en n’apparaissant pas. Rei Kawakubo ne parle pas au tout venant mais elle est très présente et reconnue. Les réseaux sociaux sont des outils pour arriver à un but. » Et ce sont aussi des éléments centraux de transmission de la culture et de l’information. « Mon goût profond est bien plus passéiste que futuriste mais je ne veux pas ne pas aimer mon époque. J’apprends plein de choses sur les réseaux sociaux et ce sont des outils formidables. »
« The Independents portent très bien leur nom. Je suis même surpris de l’indépendance qu’ils nous laissent. »
Mi-décembre 2024, Lucien Pagès annonce rejoindre le groupe international The Independents, fondé par Isabelle et Olivier Chouvet. Né en 2017 de la fusion de K2 - créée par le couple dans les années 2000 - et de l'agence Karla Otto, le groupe possède également des agences renommées comme Bureau Betak, Lefty, The Qode, Ctzar, Prodject, Atelier Athem, Kennedy et Sunshine Company. « Je suis resté 18 ans indépendant. J’aurais pu tenir plus longtemps mais je me sentais seul dans mes prises de décision. Ils portent d’ailleurs très bien leur nom, je suis même surpris de voir à quel point ils nous laissent indépendants. »
Comme au fil de son parcours, sa rencontre avec The Independents se fait par le hasard des choses. « J’ai rencontré Isabelle et Olivier parce qu 'ils ont une maison dans les Cévennes. Le charpentier qui a restoré leur maison est un ami d’enfance et m’a dit "Ils font le même métier que toi". Je ne les connaissais pas. » Une amitié qui se consolide loin du tumulte parisien, en vacances, au fil du temps. « Isabelle venait petite dans le restaurant de mes parents. Quand elle est revenue, elle a eu une émotion folle parce que j’ai laissé la maison comme elle était. » Bien conscients qu’une éventuelle collaboration professionnelle pourrait naître un jour, les choses se font spontanément. « Pour moi, c’était impossible de choisir quelqu’un d'autre. Bien sûr, je sais qu’ils sont très performants. Mais c’était comme un signe du destin. »
Rejoindre un tout interconnecté à l’échelle mondiale représente le passage à un nouveau chapitre et à de nouveaux moyens d’actions. « En une semaine, on avait déjà cinq projets lancés dont je ne peux pas encore parler. Mais c’est ce poids qu’on m’enlève, le poids d’être seul, de l'entrepreneuriat solitaire. Je reste quand même à la tête, je suis toujours responsable de mes salariés. J’ai surtout envie de leur montrer qu’ils ont fait le bon choix et de ne pas les décevoir. »
« Mon équipe, c’est ma famille de cœur. »
« J’ai une toute petite famille, je n’ai que ma mère. Jonathan Ros, PR Director, travaille avec moi depuis 12 ans, Romain Genestout, Global Digital & VIP Relations Director, depuis 10 ans, Inès, ma Chief Operating Officer (COO), était avec moi à l’École de la Chambre Syndicale. » Lucien parle de son équipe avec la plus grande affection. « On prend les décisions tous ensemble, et surtout, on s’amuse. On fait toujours le jeu de notre meilleur défilé, notre pire moment. Ils sont intelligents, je n’ai pas besoin de faire le boss, tout se fait très naturellement. »
Lucien Pagès est aujourd’hui une figure incontournable des secteurs de la mode, de la beauté et du lifestyle. Omniprésent aux défilés, présentations et événements dans le monde entier, il a su se construire au gré des rencontres, sans se ménager. C’est sûrement ça, la clé du succès : de foncer vers ses rêves d’enfant, et de s’y accrocher.
Reuben Attia