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Andrée-Anne Lemieux : « Nous avons toutes les clés pour réussir la transformation du secteur de la mode en faveur du développement durable. »

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Andrée-Anne Lemieux, directrice de la chaire Sustainability IFM-Kering depuis 2019, pilote la totalité des sujets liés au développement durable à l’Institut Français de la Mode. Née à Montréal, formée entre le Canada, la Chine et Paris, cette doctorante en sciences de l’ingénieur et en génie industriel, animée par une énergie débordante, entraîne ses étudiants avec optimisme dans « la plus grande transformation que notre secteur doit mener ».

©Sasha HERON

En 2019, l’Institut Français de la Mode fait peau neuve et fusionne avec la mythique École de la Chambre Syndicale de la Couture Parisienne. Est alors créée la Fondation IFM, qui regroupe près de quarante acteurs parmi les plus prestigieux du secteur du luxe et de la création. « Parmi d’autres initiatives, le groupe Kering a souhaité monter une Chaire de recherche en transformation durable. Le profil recherché pour la diriger était hors du commun : une personne issue de l’industrie et capable de diriger de la recherche scientifique. » Andrée-Anne Lemieux s’est avérée être le mouton à cinq pattes. Doctorante en Sciences de l’Ingénieur à l’École nationale supérieure d'Arts et Métiers et en Génie Industriel à l’École Polytechnique de Montréal, elle est également experte en transformation majeure. Elle qui, à 22 ans, est partie en Chine apprendre le mandarin « parce que le marché chinois explosait », et en a profité pour gravir le premier sommet de l’Everest (5 300 mètres). Elle qui a toujours sauté à pieds joints dans les opportunités que la vie lui offre. « C’est mon côté aventurier », résume-t-elle en souriant. 

Sous la direction de Xavier Romatet, Directeur général de l’IFM et de Sylvie Ebel, Directrice générale adjointe, Andrée-Anne s’est attelée dès sa prise de fonctions à faire du développement durable un sujet central des différents programmes dispensés par l’école. « Aujourd’hui, l’ensemble des étudiants ont, au minimum 25h de cours obligatoire par an sur les enjeux liés au développement durable. En 2024, on était à 595h de cours sur l’année, évidemment réparties dans les différents programmes. »  

« Je suis arrivé à l’Institut Français de la Mode pour former les talents de demain. Pourquoi demain ? On peut commencer dès maintenant ! »   

Si l’apprentissage théorique et la recherche scientifique sont absolument nécessaires dans le cadre de la formation de ses étudiants, Andrée-Anne Lemieux estime, dès son arrivée, qu’un impact concret et immédiat est possible. Elle initie alors un programme de projets à contribution où « les étudiants doivent concrètement démontrer en six mois qu’ils ont participé à la transformation du secteur. » Parmi les 46 projets lancés depuis le début de la Chaire, les thématiques abordées couvrent l’ensemble des enjeux liés au développement durable, de l’environnemental au social. À titre d’exemple, Andrée-Anne Lemieux et ses étudiants sont partis d’un constat clair : le nombre de personnes sans-domicile fixe en France est passé du simple au double en l'espace de dix ans. « Les étudiants ont donc conçu et produits plus de 700 pièces l’an dernier, y compris des porte-bébés, des combinaisons thermiques, des gants, des vestes, des écharpes à capuche, tous fabriqués à partir de stocks invendus donnés par de grandes Maisons. Un atelier solidaire s’est chargé de la production en échange de services rendus par les étudiants. Certains ont donné des cours de couture, d’autres ont aidé des individus éloignés de l’emploi à rédiger leur CV, à se préparer à un entretien d’embauche. Et les matières proviennent des invendus des grandes Maisons. »  

Accompagnés par l’association Utopia 56, qui fournit des articles de survie, les étudiants apportent des vêtements. Les étudiants développent ainsi des business models complètement innovants « et finalement tout le monde y gagne car il y a des kilomètres d’invendus dans les entrepôts. On est vraiment dans un impact positif pour tout le monde. Et ça change la vision des étudiants, d’avoir ces expériences de terrain. » 

Enseigner le développement durable revêt sommairement trois volets : l’apprentissage théorique par les cours dispensés et les conférences organisées ; le concret, par la mise en projet ; et enfin, la recherche scientifique. « Je suis plusieurs doctorants, dont deux qui vont bientôt défendre leur thèse. Tout se fait de manière organique et dans une approche contributive. Par exemple, sur le sujet de l’upcycling, on a récemment soumis un article dans la revue scientifique américaine Nature, qui regroupe 80 entretiens que l’on a réalisé au Ghana, en Afrique du Sud, en Norvège, en France et en Indonésie car une de mes doctorantes y est basée. L’objectif était d’identifier les différentes approches de ces acteurs de la fin de vie du produit. » 

« Nous devons ouvrir une conversation réciproque, dans une communauté globale, entre l’hémisphère nord et l’hémisphère sud. » 

Andrée-Anne, convaincue que la transformation du secteur de la mode ne pourra passer que par le collectif, s’est rendue au Ghana, et au Bénin, pays submergés par le débarquement massif de textiles usagés en provenance des pays occidentaux et d’Asie. « On a voulu comprendre ce qu’était véritablement la durabilité auprès de ceux qui sont confrontés à la fin de vie du produit. » 

Ces images de montagnes de vêtements jonchés sur les plages ont fait le tour du monde sur les réseaux sociaux. Ces pièces, souvent inutilisables car dans des matières synthétiques irrécupérables, sont réinventées. « On a tout à apprendre aussi de modèles d 'économie circulaire locaux. Au Bénin, dans un des marchés de seconde main, j’ai rencontré Rodrigue, un couturier qui fabrique 20.000 (oui, ce nombre est correctement écrit) taies d’oreiller par jour à partir de vieux draps. Quand parfois on me dit que l 'upcycling peut être compliqué à mettre en place, eux le font dans des conditions précaires, de survie. Nous devons réussir à le concrétiser dans l’hémisphère nord, et ça ne peut se faire que dans une conversation réciproque, dans une communauté globale. » 

« On sème des graines, on fait de l’inception. » 

« L’an dernier, nous avons présenté un projet de loi au Sénat pour que la mode durable soit un enseignement obligatoire dans les écoles primaires. » L’actualité politique française ayant connu quelques ressacs ces derniers mois, le projet piétine, toujours en cours. « Je ne voulais pas attendre. On a fait des ateliers en écoles primaires. On a développé quand même tout un programme clé en main. Et on a créé un jeu de cartes. » L’objectif est d’enseigner dès le plus jeune âge des réflexes de consommation responsables, que nous, adultes, n’avons pas toujours intégrés et avons dû repenser. « On sème des graines, on fait de l 'inception. Par exemple, la carte « Réparation » est une carte bonus donc au lieu d’utiliser une nouvelle carte « Pantalon », tu poses ta carte « Réparation » et ça te donne une chance de plus de gagner. » Encore en prototype, le jeu va être commercialisé. « Ce n’est pas pour en faire un business ou le vendre comme le jeu de référence du développement durable. C’est un outil ludique, et c’est un grand levier de transformation. » 

« La durabilité est un sujet transdisciplinaire et complexe. On ne peut pas aller immédiatement à la solution, sinon on va se tromper. »  

Lorsqu’on parle de durabilité, on distingue deux dimensions. La durabilité « extrinséque », physique, du produit, « c’est-à-dire la durée de vie concrète et ça se mesure en fonction du lavage, de l’abrasion, de la décoloration. » Mais aussi, notamment lorsqu’il s’agit de produits de créateur, une durabilité intrinsèque, qui est « la durabilité émotionnelle, culturelle, sociale du produit. » Cette vision approfondie du vêtement est par ailleurs un des aspects centraux des enjeux de régulation de la filière textile aux échelles française et européenne. Il est nécessaire de faire en sorte que ne soit pas rangés sous la même bannière les produits textiles de fast-fashion et ceux issus de la mode créative. « On est en train de mener un état de l 'art détaillé transdisciplinaire, donc à la fois sur de la psychologie, de la sociologie, du marketing, de l’économie, du design, c’est très holistique. On est sur des sujets tellement complexes, on ne peut pas aller immédiatement à la solution. Donc on prend un peu plus de temps, on le fait en profondeur, pour y arriver. »  

« On le sait et les scientifiques s’accordent à dire qu’on a toutes les clés pour réussir cette transformation. » 

« Un exemple qui donne espoir, c’est celui de l’industrie du papier. Aujourd’hui, la majorité des papiers sont des papiers recyclés et ce n’était absolument pas le cas il y a vingt ans. » Cette évolution prouve que la transition est possible lorsqu'elle s'appuie sur une organisation collective et des avancées technologiques. « Techniquement, les solutions existent déjà. Ce qui compte, c'est la montée en puissance des technologies et la capacité à s'accorder sur des modes de fonctionnement communs. » Si le tri reste encore largement artisanal dans bien des secteurs dont la mode, le parallèle avec la chaîne de recyclage du papier est un exemple inspirant et laisse espérer des progrès similaires dans d'autres industries. 

 

Andrée-Anne Lemieux envisage avec optimisme la transformation du secteur de la mode, qui réside dans une mobilisation collective structurée autour de trois piliers. « Un tiers repose sur le cadre légal et les grandes institutions, qui doivent créer des normes et des cadres essentiels. Un second tiers concerne le secteur privé qui doit se transformer de l’intérieur, à travers des choix collectifs et une prise de responsabilité à différents niveaux de maturité. Et le troisième tiers, ce sont les citoyens, nous. Nous consommons tous. Nos choix individuels comptent. Nous sommes dans une transformation du système de valeurs. » 

 

Reuben Attia.