Marcel in Paris
Entretien avec la commissaire du musée Carnavalet, Anne-Laure Sol, commissaire de l’exposition « Marcel Proust, un roman parisien », conservateur en chef du patrimoine, département des peintures et vitraux du musée Carnavalet – Histoire de Paris, qui nous éclaire sur l’exposition « Marcel Proust, un roman parisien ». L’exposition, qui célèbre le 150e anniversaire de sa naissance, explore son rapport à la ville où il a passé la majeure partie de sa vie.
Au-delà de l’écrivain, il y a une véritable mythologie autour de Marcel Proust. Quels sont, d’après vous, les principaux traits de ce mythe proustien ?
La dimension mythique attachée à Proust est à mon sens d’abord liée à l’importance de son roman A la recherche du temps perdu, une immense réflexion sur le temps et sur l’art, et une rupture avec les formes romanesques qui l’ont précédées. Les conditions de l’écriture de ce roman, une dizaine d’années pendant lesquelles l’écrivain mobilisant ses souvenirs pour nourrir son œuvre se consumera pour l’achever, sont également tout à fait extraordinaires. L’aura de ce cycle romanesque, qui débute à la fin du Second Empire pour s’achever dans années 1920, a d’ailleurs très vite comprise par ses contemporains et Proust obtient ainsi le prix Goncourt en 1919. Enfin, tout ce qui a pu être raconté par Céleste Albaret sa gouvernante, par de nombreux proches également, a beaucoup contribué à forger une image presque légendaire de Proust, fondée sur une forme d’excentricité et sur la reconnaissance de son génie littéraire.
Marcel Proust et Robert de Montesquiou ont échangé plus de 300 lettres. L’excentrique dandy aurait même servi de modèle au personnage du baron de Charlus. Quelle place occupe la figure du dandy dans l’œuvre et dans l’imaginaire de Marcel Proust ?
Le comte de Montesquiou fut l’une des figures les plus remarquables de son époque. Par sa naissance, il fréquenta les salons les plus fermés, mais ses goûts et ses talents le portèrent vers le monde des arts. Sa personnalité extravagante en fit le modèle du dandy des Esseintes dans A rebours de Huysmans. Après leur rencontre en 1892, dans le salon de Madeleine Lemaire, les deux hommes se lièrent en une relation où l’admiration du jeune dandy qu’était Proust se mêle souvent de moquerie.
Si Proust désigne dans des lettres Montesquiou, qui avait 24 ans de plus que lui, comme son « professeur de beauté », il n’hésite pas à utiliser certains de ses traits pour forger le portrait du baron de Charlus dans son roman, ce qu’il provoquera l’ire du comte.
Le portrait de Jacques-Émile Blanche représente Proust à la pointe du raffinement de son temps. Pourrait-on qualifier l’écrivain lui-même de dandy ?
Sur ce portrait daté de 1892, Proust a 21 ans et est habillé à la mode des années 1890. Il porte un costume sombre, un gilet et une chemise clairs comme cela se faisait pour sortir le soir, avec une orchidée à la boutonnière (un choix qui s’explique par l’aversion de Proust, qui souffrait d’asthme pour le pollen des fleurs). Sur ce portrait frontal, il porte les cheveux courts, plaqués en arrière et une fine moustache et s’offre effectivement en jeune homme élégant, à l’aube de sa carrière mondaine. Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’existe pas d’autres portraits de Proust, et très peu de photographies postérieures à ce tableau. Cette peinture fixe donc une image de l’artiste en éternel jeune homme, un choix délibéré de sa part. Le témoignage de Paul Morand qui le rencontrera en 1915 nous éclaire sur le fait que Proust a conservé cette manière de s’habiller jusqu’à sa mort, et qu’il semblait pour cela curieusement anachronique à la société élégante du début du XXe siècle. Les objets conservés par le musée Carnavalet, la pelisse et la canne de l’écrivain, corroborent cette impression. Proust avait trouvé très tôt son « style » et n’en n’a jamais changé.
Quel est le rapport de l’auteur de « À la recherche du temps perdu » avec la mode ? A-t-elle un rôle particulier dans cette épopée littéraire si singulière ?
Marcel Proust s’est toujours beaucoup intéressé à la mode, il a même écrit une rubrique dans Le Mensuel en décembre 1890 (signé « Etoile filante ») où il livre une série de considérations sur la mode. Dans A la recherche du temps perdu, cet intérêt concerne à la fois le domaine vestimentaire (des crinolines de la fin des années 1880 aux chapeaux cylindriques portées par les femmes pendant la Première Guerre mondiale) mais aussi l’ameublement d’intérieur, la décoration, les personnalités « en vue », les codes mondains (poser son chapeau par terre, dîner à la campagne en veston) …Pour Proust, dans le roman, la mode est fugitive et rend compte du passage du temps. C’est aussi un facteur de reconnaissance des personnages entre eux, qui –en fonction de certains signes parfois invisibles aux yeux des autres- savent qu’ils appartiennent au même monde, ou pas !
Marcel Proust, un roman parisien continue au Musée Carnavalet de la Ville de Paris jusqu’au 10 avril 2022.
Cette interview a été légèrement modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.