Robert Mercier – Doux à cuir
La création est un enjeu de travail, de motivation et de libération. C’est ce qu’incarne Robert Mercier, artisan indépendant, qui a collaboré avec Jean Paul Gaultier, Maison Margiela, Balmain, Schiaparelli, Mugler, Jeanne Friot, et réalisé des pièces parmi les plus virales de ces dernières années.
Notre histoire débute dans les méandres du système éducatif français. Dès l'adolescence, les jeunes étudiants doivent choisir entre le lycée général et le lycée professionnel, les 'intellectuels' et les 'manuels'. Le problème n’est pas tant dans cette distinction, scolaire par essence, mais dans le mépris social qu’elle génère. « On nous appelait les pouilleux », raconte Robert Mercier, un sourire en coin, redirigé vers cette filière parce qu’il était considéré comme non-scolaire et trop rêveur. Parmi les options que propose son lycée – Comptabilité, Réparation auto, Maroquinerie, « le choix est vite fait ». Il se lance dans la maroquinerie, par dépit. Fraîchement diplômé, il se dirige vers les ateliers Louis Vuitton pour devenir malletier. Mais la réalité le rattrape, nous sommes alors la dernière année où le service militaire est obligatoire en France. On lui propose de rejoindre le département sellerie-harnachement de la Garde Républicaine.
La Garde Républicaine, puis Louis Vuitton, Hermès, Celine : Robert fait ses gammes chez les plus rigoureux. En 2015, il fonde sa propre structure, Gienah, nom emprunté à une l’étoile de la constellation du Corbeau, à la pointe de l’aile. « C’est mon animal, depuis toujours. » Une ode à la discrétion, à cet oiseau de l’ombre, comme cet artisan passionné et pour qui la reconnaissance extérieure n’est qu’une conséquence de son travail, jamais un objectif en soi. C’est peut-être ça la clé du succès, de ne jamais viser la gloire mais de laisser son œuvre faire la conversation.
« J’ai vraiment un dialogue avec la matière, ce n’est pas de la poésie. »
Sa carrière dans la mode démarre avec la Maison Jean Paul Gaultier, qui le sollicite pour créer un corps de femme moulé en cuir. « J’avais une semaine pour le réaliser dans mon atelier. Je n’avais jamais fait ça avant. ». Ce premier défi marque le début d'une série de collaborations fructueuses. Balmain (Olivier Rousteing), Schiaparelli (Daniel Roseberry), Ann Demeulemeester (Ludovic de Saint Sernin), Mugler (Casey Cadwallader), les collaborations s’enchainent. A chaque fois s’ouvre une triple conversation, entre le Directeur artistique, l’artisan, et la matière. « Je leur explique que c’est la matière qui va amener une technique. J’ai vraiment un dialogue avec la matière, ce n’est pas de la poésie. »
« Je moule des corps fantasmés. Je peux faire de la chirurgie esthétique sans douleur. »
« Il existe deux façons de recréer un corps. Soit on me donne les mesures et je sculpte, soit je plâtre le corps et je recrée à partir de ce moule », explique-t-il en précisant dans la foulée qu’il ne veut « jamais refaire la même chose. » « J’ai besoin de faire de nouvelles choses », raconte celui pour qui la création reste tout de même le meilleur antidote contre l’ennui. Des corps de femmes enceintes pour la collection Haute Couture de la Maison Jean Paul Gaultier par Olivier Rousteing, des torses musclés pour Schiaparelli, la plume en étendard pour Ann Demeleumeester par Ludovic de Saint Sernin : Robert Mercier repense et sculpte le corps.
« Je suis content de participer à des moments de mode »
Les vêtements existent pleinement lorsqu’ils sont incarnés. En 2021, lors de la présentation du film Dune de Denis Villeneuve au Festival de Venise, Zendaya apparait dans une robe en cuir drapé. De prime abord, on a l’impression d’un tissu mouillé, qui gondole sur la peau. La robe est signée Balmain, conçue par Olivier Rousteing. Lorsque Robert Mercier partage ses maquettes sur Instagram, Zendaya le contacte, et les réseaux sociaux s’emballent. La mise en valeur de l’intelligence de la main, c’est ce qui fait qu’un vêtement, objet pratique, devient œuvre, objet conceptuel. Cela humanise la pièce, de se rendre compte du travail qu’elle a nécessité. C’est ce qui participe à la construction du mythe d’un vêtement. Ajoutez-y un soupçon de glamour (Zendaya, Beyoncé, Björk – il a habillé les trois) et vous obtenez une pierre ajoutée à la route tracée par l’histoire de la mode, d’une maison, d’un artiste. « Je suis content de participer à des moments de mode. » confie-t-il.
Un jour, Casey Cadwallader, Directeur Artistique de Mugler depuis janvier 2018, le suit sur Instagram. « Sans réfléchir, je lui écris un message : « Quand est-ce qu’on travaille ensemble ? », pas de bonjour, droit au but. La réponse est sans appel : « Maintenant ». Dans la foulée, Robert se retrouve dans leurs bureaux, et on lui propose d’habiller Beyoncé pour sa tournée mondiale de 2023. Bien que la chanteuse ait fait de sa tournée un défilé permanent, changeant de looks sur-mesure chaque soir, un look est revenu régulièrement, l’abeille, signée Mugler, conçue par Cadwallader et réalisée par Mercier. « Quand elle ne la portait pas, elle était en réparation », parce qu’elle balançait le casque sur scène. « C’’est un ami carrossier qui a fait la peinture ». « Le plus beau compliment que j’ai reçu, c’est lorsqu’on m’a dit ‘on dirait une pièce d’archive’ ».
Lors de la Semaine de la Haute Couture en janvier 2024, Maison Margiela Artisanal signait un défilé magistral. Souvenez-vous des cols en porcelaine, en cuir. « Pour attraper un Directeur Artistique, il faut l’épater » raconte Robert Mercier qui, pour réaliser l’effet porcelaine avec du cuir, commence par réaliser des assiettes. Il envoie aux équipes un colis rempli d’assiettes en porcelaine, qui se plient par magie. « C’est un secret, je garde la technique pour moi ! ».
« Quand je travaille, je suis hyper concentré, c’est de la transe. »
Robert Mercier travaille seul dans son atelier, à deux pas de Paris, avec une productivité à toute épreuve. « Pour réaliser un Kelly, il faut 19 heures, quand je travaillais chez Hermès, il me fallait 9h50. ». Dans son atelier, il produit à une vitesse hallucinante. « Quand je faisais les robes drapées, je drapais dans mon sommeil. Je rentre dans la technique. Et je suis le premier étonné à voir ce qui sort. ».
« On peut me copier, ça ne me dérange pas. »
Sur les réseaux sociaux, il attire les plus jeunes désireux de suivre le même chemin. « Je leur dis que je n’ai pas commencé par habiller Zendaya, j’ai travaillé. » Même si les idées fourmillent, elles ne sont rien sans une exécution parfaite. « Aujourd’hui, la technique me vient spontanément, mais des sacs Hermès, j’en ai fabriqué beaucoup ! ». Parce que lorsqu’on maitrise parfaitement le jeu, les règles ne sont plus les mêmes. Essayez de parler à Robert Mercier de transmission et il haussera les épaules en souriant. « Quand j’explique à des étudiants comment je travaille, ils reproduisent ce que je fais. Ce n’est pas le but, il ne faut pas se bloquer là-dedans. » Bien sûr, il ne craint pas le plagiat ; ce créatif, toujours en quête de nouveauté, aura déjà eu de nouvelles idées avant même qu'une copie ne soit éventuellement produite. Ce que Robert Mercier apprécie le plus dans son travail est sa liberté. « J’aime mon métier et c’est pour ça que je le protège. Et finalement je pourrais me concentrer sur d’autres arts, ou sur d’autres matières. ».
La distinction entre artiste, artisan, artisan d’art n’a pas toujours existé. La séparation s’est fait lorsqu’une dimension intellectuelle, référentielle et conceptuelle a fait s’élever le rôle de l’artiste au détriment de l’artisan, alors remis au placard du pratique et du concret. Certains, dont Robert Mercier, réalignent les deux concepts, redorent le blason de l’artisanat, dans l’espoir que les plus jeunes prodiges puissent commencer leur formation dès qu’ils le souhaitent, sans crainte d’être moqués.
Reuben Attia