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Simon Hantaï : l’art de la technique

Focus

Anne Baldessari, commissaire de l’exposition du centenaire de Simon Hantaï (1922-2008), actuellement présentée à la Fondation Louis Vuitton, nous fait part de ses réflexions sur les méthodes de pliage distinctives et radicales que le peintre abstrait d’origine hongroise a explorées et développées tout au long de sa carrière. Sa façon de transformer la dimension matérielle d’une toile tendue peut sembler à contre-courant de la construction d’un vêtement, qui commence par un motif ou un morceau de tissu plat avant de prendre du volume. Mais Mme Baldassari, agent du patrimoine français, fait remarquer que Hantaï n’a jamais pensé en ces termes et qu’une collection inspirée de ses Tabulas serait une interprétation superficielle de l’approche systématique de l’artiste.  

Simon Hantaï, Meun, Meun, 1968Huile sur toile240 × 225 cmCollection particulière© Archives Simon Hantaï / ADAGP, Paris 2022 © Fondation Louis Vuitton / David Bordes
  • Le thème de cette saison est l’exploration.  Ainsi à quel point est-il unique de voir un artiste explorerune méthode pendant toute sa carrière ?

On peut considérer que la question de la recherche est au cœur de la démarche moderniste depuis le début du XXème siècle. Mais il est rare qu’une nouvelle procédure technique révolutionne véritablement la compréhension que nous avons de l’art. Hantaï découvre le « pliage » en 1950 et il lui faudra dix années pour qu’il en tire une « méthode » dont il ne va cesser durant la décennie suivante d’explorer les potentialités plastiques, éthiques, philosophiques. 

  • Le pliage produit sur la toile des phénomènes dimensionnels, mais Hantaï efface ensuite ces plis et étire la toile à plat, éliminant les « reliefs ». Son intention portait-elle davantage sur le processus ou le résultat ?

Hantaï revendique la méthode du pliage et l’applique, en la réinventant dans chacune de ses séries, comme une absolue nécessité : réalisé en aveugle, l’œil flottant. Le pliage (quelle que soit sa forme : plissage, froissage, foulage, nouage…) est le produit d’une main qu’il veut automatique. Les effets de reliefs, aspérités, et toutes traces dimensionnelles produits par le travail du pliage sont pour le peintre des phénomènes parasites qu’il faut évacuer. Une fois accomplie par le pliage, la peinture doit ignorer ces phénomènes. Hantaï parle de « décuisiner » la peinture. Il préconise de tendre ses toiles sur châssis et d’en effacer toutes traces. 

  • Il semble y avoir une similitude avec la façon dont Hantaï pliait la toile et la technique du tie-dye (y compris les traitements traditionnels japonais). A-t-il jamais fait référence à ça lui-même ?

Hantaï n’y a jamais fait explicitement référence. Cependant on peut considérer que ces techniques de nouage, pliage et teintures étaient dans les années 70 dans l’air du temps. Ce que je peux rappeler à ce propos c’est qu’aucune technique plastique issue du fond culturel commun ne le laissait indifférent. Il a ainsi revendiqué dans différentes déclarations son intérêt pour les techniques et procédures vernaculaires de la culture rurale hongroise dans laquelle il a été élevé. Pour lui elles incarnaient la créativité collective qui innervait de significations et de symbolisations la vie sociale séculaire et ses expressions.

Simon Hantaï, Tabula, [Paris], 1980Acrylique sur toile295 × 466 cmCollection particulière© Archives Simon Hantaï / ADAGP, Paris 2022 © Fondation Louis Vuitton / David Bordes
  • De loin, les toiles suggèrent une répétition, mais de près, il devient évident que la « grille » est composée d’unités discrètes. Pensez-vous qu’il était important pour lui de faire une distinction avec une technique de gravure ?

Pour Hantaï répétition et différence doivent participer également du processus de production de ses peintures. Cette question est d’ordre philosophique et excède le principe de la simple reproduction mécanique. La règle d’une part est assurée par la métrique relative du nouage effectué à intervalles plus ou moins égaux. Hantaï est un grand lecteur de la philosophie contemporaine et la pensée de Gilles Deleuze dans « Différence et répétition » (1968) a constitué pour lui une référence centrale au moment de l’élaboration des Tabulas.

  • Quand Hantaï passe du monochrome au polychrome, l’énergie ou le sentiment autour du travail semble changer. Comment décririez-vous cela? 

Hantaï oscille entre monochromie et polychromie tout au long de son œuvre. La couleur n’est pas spécifique ou symbolique mais programmatique. La salle dédiée dans l’exposition aux grandes Tabulas permet de mesurer ce caractère systématique qui s’oppose à toute lecture décorative. Hantaï semblerait appliquer la règle picassienne : « Quand je n’ai pas de bleu, je prends du rouge ». La couleur est l’objet d’un non-choix, d’un hasard délibéré

  • Vers la fin, il y a une pièce où nous voyons les toiles non encadrées. Qu’est-ce qui est montré ici?

J’ai voulu dans cette salle évoquer plutôt que reconstituer “le dernier atelier” de Hantaï. Il s’agit du lieu où à partir de 1982, il s’est reclus et a poursuivi seule et sans autre témoins que quelques amis proches, une œuvre « au noir ». Chez lui, dans cet atelier qui fut photographié par son ami Édouard Boubat, le matelassage des murs était d’une incroyable densité. Des dizaines de peintures venaient s’y superposer au fur et à mesure de leur réalisation. L’exposition du Centenaire compte ainsi quatre couches de pliages superposées : Bourgeons, peintures anciennes, pliages étoilés, pliages drippés, pliages à usages domestiques, pliages préparés, etc. On peut y voir la prolifération et la richesse de la recherche hantaïenne toujours en cours, et d’autant plus libre désormais, que le peintre avait décidé de ne plus se soumettre au diktat du marché ou du musée. 

Simon Hantaï, Tabula, [Paris], 1980Acrylique sur toile297 x 266 cmCollection particulière© Archives Simon Hantaï / ADAGP, Paris 2022 © Fondation Louis Vuitton / David Bordes
  • Les designers s’inspireront toujours des artistes et de plus en plus, il semble que Maisons s’engage dans des collaborations directes avec des domaines d’artistes. Que diriez-vous d’une collection Hantaï ?

Une collection de design Hantaï serait un contresens selon moi. Son œuvre a souvent été pillée et contrefaite mais dans l’ignorance de ce qui en fait la signification profonde. Ce qui est copié, emprunté et reproduit est le résultat visuel, la trace, l’effet. Or c’est le lien entre le processus et la trace qui fait l’œuvre. Il s’agit avec Hantaï de « « pensée dans la peinture et non de production de patterns ou de motifs. La Succession Hantaï veille à ce que l’œuvre du peintre et son propos ne soient pas dénaturés au profit de visées commerciales.

Cet entretien a été édité pour des raisons de longueur et de clarté. 

L’exposition du centenaire de Simon Hantaï se poursuit à la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 29 août 2022.