« La Haute Couture vit un nouvel âge d’or » -Salomé Dudemaine historienne de la mode et co-fondatrice de la revue Griffé.
Passée par l’École du Louvre, Salomé Dudemaine n’est pas une historienne comme les autres. Là où certains se cantonnent aux grandes maisons et aux podiums dorés, elle a choisi de creuser dans les marges, là où la lumière peine à arriver. Sa spécialité ? Les débuts du prêt-à-porter de luxe, là où la construction de l'histoire de la mode en France est encore souvent centrée sur les grands couturiers.
Avec l’expert du vintage Julien Sanders, elle cofonde en 2020 la revue Griffé, qui raconte la mode autrement, en explorant ses coulisses et ses acteurs oubliés. En somme, une histoire collective où chaque rouage, du créateur à l’artisan, participe à écrire le grand récit, et dont le dernier numéro porte sur la maison Kenzo. Ici, elle revient sur les grands tournants de la Haute Couture, et montre comment la scène contemporaine dessine, ce qui apparaitra d’ici quelques temps, comme un nouvel âge d’or.
Comment résumer l’Histoire de la Haute Couture ? Quels ont été ses grands tournants notables ?
Salomé Dudaine -On peut identifier trois grands âges d'or de la Haute Couture, qui, pour rappel, est une appellation juridique émanant d’un décret de 1945 et spécifique à la scène parisienne. Si elle naît dans la seconde moitié du XIXe siècle, son premier âge d'or survient dans les années 1930. C’est une époque foisonnante, marquée par un grand nombre de maisons de Couture que la Seconde Guerre mondiale va réduire drastiquement : certaines disparaissent complètement et sont à peine retenues par l'histoire.
Le deuxième âge d'or arrive dans les années 1950, avec l'influence majeure de Christian Dior et son "New Look", qui redéfinit les codes de l’élégance et permet à Paris de conserver son statut de capitale mondiale de la mode après la guerre. Il est intéressant de noter que cette période est aussi marquée par l’émergence du prêt-à-porter.
Enfin, les années 1990 marquent un troisième âge d'or, bien différent. La Couture s’éloigne du quotidien pour devenir spectaculaire : les shows prennent une ampleur théâtrale, et les silhouettes, souvent grandioses, s’émancipent de l’idée de portabilité. Avant les années 1990, même les créations les plus exceptionnelles de la Haute Couture, bien que réservées à une élite, restaient pensées pour être portées. Mais à partir de cette période, la Haute Couture devient un laboratoire d’idées où la dimension artistique prime sur l’usage pratique.
Un élément semble intéressant pour comprendre la Haute Couture dans l’après-guerre : elle triomphe mais doit rivaliser avec le nouveau système du prêt-à-porter, qui remplace ce qu’on appelait auparavant la confection. Comment la Haute Couture s’est-elle ajustée à ce changement ?
En réalité, ce qui a sauvé la Haute Couture après la guerre, c’est son adaptation au prêt-à-porter. À partir des années 50-60, les maisons ont commencé à lancer leurs lignes : Dior et Givenchy comptant parmi les précurseurs. Par ailleurs, les années 50 sont globalement mises en récit comme l’âge des succès de Christian Dior, Hubert de Givenchy et Cristóbal Balenciaga. Plus tard, le nom d’Yves Saint Laurent sera également synonyme de Haute Couture parisienne. Mais il faudrait réajuster cette perception pour mieux comprendre ces succès, car en réalité, beaucoup de maisons ont disparu, incapables de survivre sans le prêt-à-porter, qui a permis de faire entrer de l’argent dans les caisses. On peut dire que le prêt-à-porter a permis de maintenir en vie un système qui, à lui seul, ne rapportait plus assez.
Ce qu’il faut également souligner, ce sont les tentatives de relances de nombreuses maisons depuis près de deux décennies. Je pense à plusieurs tentatives autour de Paul Poiret ou, plus récemment, Madeleine Vionnet.
C’est un exercice difficile, mais il y a aussi des réussites. Le cas de Schiaparelli en est un bon exemple. Sous la direction de Daniel Roseberry, la maison a réussi à se réinventer tout en restant fidèle à l’héritage d’Elsa Schiaparelli, qui était déjà avant-gardiste dans les années 1930.
Elle a été l’une des premières à transformer le défilé en spectacle. À l’époque, alors que la norme était le salon feutré de Couture, elle organisait des shows dans des lieux inattendus, comme un cirque. Elle conjuguait déjà l’onirisme et l’artisanat d’exception, cette Couture qui fait rêver tout en célébrant les détails et le travail des ateliers.
Aujourd’hui, Schiaparelli reste spectaculaire, mais d’une manière différente. Les codes sont réinterprétés pour une époque contemporaine, avec un accent fort sur l’artisanat et une théâtralité qui impressionne. Ce genre de relance réussie est rare, car il faut savoir trouver un équilibre entre respect de l’héritage et une vision moderne capable de captiver un public nouveau.
Tu as évoqué un troisième âge d’or pour la Haute Couture dans les années 1990. Peux-tu nous en dire plus ?
Cette période marque un tournant majeur, et 1997 est une année centrale. Comme l’a montré l’exposition 1997 Fashion Big Bang d’Alexandre Samson au Palais Galliera, il s’agit d’une période où de nouveaux designers anglais — John Galliano et Alexander McQueen — redynamisent la scène parisienne, alors que la Haute Couture tombait en désuétude. C’est aussi l’année où Thierry Mugler et Jean-Paul Gaultier accèdent au statut de couturiers, un moment clé : pour la première fois, la Chambre Syndicale de la Couture fait un pas de côté sur ses régulations.
Traditionnellement, seuls les créateurs répondant à des critères très stricts, comme produire uniquement des pièces artisanales dans des ateliers dédiés, pouvaient prétendre à ce statut. Or, Mugler et Gaultier avaient des collections mixtes : une partie de leur travail relevait de la Couture, mais pas tout. Leur admission reflétait une volonté de raviver l’intérêt pour la Haute Couture, en grande partie grâce à leurs shows spectaculaires, parmi les plus impressionnants de l’époque.
Quant aux figures d’Alexander McQueen chez Givenchy et John Galliano chez Dior, ils transforment eux aussi le défilé Couture en spectacle total. Avec ces quatre noms, la Haute Couture s’émancipe des codes de portabilité. Le point d’orgue ? La Chimère de Mugler, présentée le 10 juillet 1997 lors d’un défilé de plus de 50 minutes avec fumée et orgue… La robe est une articulation de matières et de couleurs, racontant cette créature mythologique extraite de l'Antiquité grecque, composée d'animaux épars. Comment trouver l’occasion de porter une pièce aussi théâtrale que la Chimère ? On peut résumer et dire que le troisième âge d’or rassemble des créateurs ayant réinjecté du rêve et de l’extravagance dans un système essoufflé, tout en redéfinissant les frontières entre l’artisanat et le spectacle.
Avec Julien Sanders, vous avez consacré le deuxième numéro de votre revue Griffé à Thierry Mugler. Qu’avez-vous appris sur son rapport à la Haute Couture ?
Thierry Mugler, c’était avant tout le spectacle. Avant 1997, ses défilés étaient déjà ultra-scénographiés, mêlant prêt-à-porter et pièces exceptionnelles. Pour construire le numéro, nous avons pu discuter avec Didier Grumbach, qui a été président de la Fédération et PDG de Mugler, et qui nous a expliqué que Mugler entre pour la première fois au calendrier Haute Couture en tant qu’invité, avec sa collection Ritz en 1993, dans une volonté de donner un nouveau coup d’éclat à la scène. Mais ce n’est qu’en 1997 qu'il devient invité permanent.
Ce changement a créé des tensions : certaines maisons traditionnelles, déjà fragiles économiquement, trouvaient injuste de voir des maisons plus libres intégrer le calendrier. Plusieurs articles de l’époque le montrent.
Pour Mugler, le label Haute Couture était surtout un prétexte pour repousser les limites du vêtement. Chaque pièce Couture était pensée pour le moment du show, et s’il ne les vendait pas, ce n’était pas grave. C’est ce qui l’a mené à des créations toujours plus spectaculaires, jusqu’à l’apothéose de la Chimère. Ce goût pour la scène, il l’a poursuivi après son départ en 2003 de sa marque, rachetée par Clarins, en créant pour des tournées comme celles de Beyoncé en 2009. En somme, pour Mugler, la Haute Couture était un espace de liberté artistique absolue, bien plus qu’un modèle économique…
Quels sont les derniers défilés de Haute Couture qui, selon toi, resteront dans l’histoire ?
C’est toujours difficile à dire, mais il y a un an, Maison Margiela Artisanal par John Galliano a créé un buzz énorme. Ce moment marquait une envie de reconnecter avec le "troisième âge d’or" de la Couture, celui de 1997, où Galliano participait alors à redéfinir le spectacle de la Couture en la rendant de nouveau désirable. Aujourd’hui, on observe un retour d’intérêt pour ces défilés qui avaient perdu de leur éclat dans la presse.
Ce renouveau, on le doit aussi à Demna avec Balenciaga. Il a rappelé que la Couture pouvait raconter des histoires puissantes, tout en actualisant des codes. Il joue sur les références à la Couture classique, et les codes de Cristóbal Balenciaga qu’il mâtisse et applique à des vêtements du quotidien : des hoodies, des baskets sont rendus nobles par des coupes impeccables. Il faut également noter les scénographies fortes de défilés Couture, où les codes de mise en scène du second âge d’or restent visibles, mais laissent place à de nouvelles collections qui sont loin d’être passéistes. Ces défilés marquent une nouvelle idée de la Couture : un laboratoire d’histoires et de symboles, qui fusionne quotidien et exception. Daniel Roseberry pour Schiaparelli incarne une autre branche de cet éclat contemporain de la Couture.
Peut-on parler d’un quatrième âge d’or de la Haute Couture qui se dessine aujourd’hui ?
On vit peut-être un nouveau tournant, et cette saison, l’arrivée de Kevin Germanier en Haute Couture en est un bon exemple. Ce n’est pas si fréquent d’accueillir de nouveaux noms dans ce calendrier, qui évolue beaucoup plus lentement que celui du prêt-à-porter. Germanier est intéressant parce qu’il recentre la Couture sur l’artisanat et l’innovation, notamment grâce à sa pratique de l’upcycling. Ce n’est pas totalement inédit, mais c’est rare.
Jean-Paul Gaultier l’avait exploré dans sa collection Haute Couture printemps 2002, avec son fameux corset en cravates chinées aux puces. C’était déjà un geste fort, montrant que la récupération pouvait être profondément Couture : chaque pièce est unique, parce que chaque matériau l’est déjà à la base. Martin Margiela était bien sûr le représentant de la réutilisation, redessinant des vêtements à partir de pièces usagées dont les traces étaient souvent visibles et mises en scène. Son intégration au calendrier Haute Couture en 2008 était donc parlante. Ces pratiques prouvent que le luxe peut naître de l’existant, sans rien perdre en savoir-faire.
Germanier s’inscrit dans cette continuité tout en l’actualisant : il incarne une génération qui repense la mode en alliant Couture, inclusivité et écologie. Son travail ne se limite pas à produire de belles pièces, mais propose une autre manière de concevoir la mode, avec des collections plus réduites, pensées dans une logique de réemploi. Il est un digne représentant de cette nouvelle scène parisienne, aux côtés de créateurs comme Jeanne Friot ou Louis Gabriel Nouchi, également présent aux Jeux Olympiques, qui posent un regard critique et engagé sur les enjeux de la mode contemporaine.