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50 ans de Fashion Week parisienne vue par Suzy Menkes

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Par Manon Renault.

Surnommée Fashion Picador et reconnaissable à son iconique houpette, Suzy Menkes arpente la Fashion Week parisienne depuis plus de trois décennies, passant en revue les défilés les plus marquants de la scène parisienne. De l'expérimentale et avant-gardiste Martin Margiela aux débuts poétiques d'Alber Elbaz, la journaliste britannique dépeint Paris comme un carrefour créatif essentiel.
Difficile d’attraper Suzy Menkes : à 80 ans, elle ne rate presque aucun défilé de la semaine parisienne, se rendant aussi bien chez l’avant-garde Yohji Yamamoto que chez l’audacieuse Ellen Hodakova, lauréate du prix LVMH 2024. Pour Suzy Menkes, être passionnée de mode signifie s'intéresser à la créativité, aux inspirations – qu'elles soient historiques ou artistiques – et comprendre ce que le vêtement signifie pour une époque. Celle qui est tombée amoureuse de la création mode à Paris à l’âge de 17 ans, alors qu’elle étudiait à la Chambre Syndicale, a débuté quelques années plus tard dans le journalisme sous la houlette de Charles Wintour – le père de la rédactrice en chef du Vogue américain, Anna Wintour – qui lui a offert une place au London Evening Standard. Plume pour The Times et The Independent, elle rejoint l'International Herald Tribune en 1988, la même année où Anna Wintour devient rédactrice en chef du Vogue américain. Deux grands noms de la presse mode, ayant des rôles différents mais tout aussi importants, modèlent alors le secteur.
En 2014, Menkes a rejoint Condé Nast en tant que rédactrice en chef du Vogue international en ligne ; évoluant avec son temps, elle est aussi devenue une commentatrice influente sur Instagram.
Menkes se décrit comme une critique, comparant l’exercice à celui du critique de théâtre « il faut avoir une norme absolue ». Cela lui vaut souvent d'être bannie des défilés, mais sa rigueur lui attire également le plus grand des respects.

Cette année marque les 50 ans de la semaine de la mode parisienne. Selon vous, quelle est sa spécificité ?

Quand j’ai débuté à la fin des années 1960, la majorité des designers étaient français. Dix ans plus tard, cela avait changé, notamment avec l’arrivée de créateurs orientaux dont personne n’avait jamais entendu parler. La spécificité parisienne réside dans cette rencontre entre des designers venus du monde entier, qui confirment par leur présence que Paris est l’endroit incontournable pour être reconnu dans la mode. À la fin des années 1990, la scène parisienne était extraordinaire, mêlant des Américains, des Anglais brillants, et des Belges comme Dries Van Noten. C’est intéressant de voir qu’aujourd’hui, plusieurs acteurs belges majeurs des années 1990 se retirent et font leurs adieux ici à Paris, une ville qui leur a permis d’établir des connexions qu’ils n’auraient jamais eues ailleurs. C’est un bel hommage à la générosité de Paris, qui perdure aujourd’hui.

Pouvez-vous nous parler de votre premier défilé de mode ?

J’avais 18 ans et je passais un été à Paris avant d’intégrer Cambridge. Je suivais des cours à l'École de la Chambre Syndicale – je voulais être créatrice de mode à l’époque – tout en logeant avec ma sœur chez une vieille Russe. Je ne connaissais pas vraiment la mode, et elle m’a emmenée voir une collection de Nina Ricci ; j’étais tellement excitée ! C’était lent, superbe, chaque vêtement avait un nom que la directrice annonçait dans un silence religieux.
À mon deuxième défilé, j’étudiais et je ne savais pas encore ce que je voulais faire : on m’avait orientée vers le dessin. Alors j’ai profité du défilé pour m’exercer, ce qui m’a valu à l’époque d’être mise dehors. C’était la grande peur de la copie… J’étais tellement déçue et honteuse.
Les défilés auxquels j’ai assisté par la suite en tant que journaliste aux Hérald Tribunes étaient totalement différents. Il faut comprendre que dans les années 1990, le public des défilés à Paris était encore principalement composé d’acheteurs de vêtements. C’était beaucoup plus réduit et intime. Aujourd’hui on peut compter 2000 personnes par défilé, comme le défilé Dior mardi par exemple. En 1975, il n’y avait pas plus de 200 personnes à un défilé Dior. Aujourd’hui, la mode est à la mode.

En 2013, vous aviez justement signé un article intitulé « Fashion Circus » dans le New York Times, décrivant la métamorphose du public des défilés.

À mes débuts, j’observais les silhouettes noires du public des défilés. Moi, je n’en porte jamais, mais je me souviens avoir été arrêtée à la sortie d’un show par un passant me demandant si nous sortions d’une cérémonie funéraire. Les choses ont tellement changé. Pas seulement à Paris. Il faut comprendre que l’évolution des techniques de communication, avec les téléphones dotés d’appareils photo de plus en plus performants, s’articule à une multiplication des mises en scène. Les changements sont très rapides, et c’est vrai que cela ressemble à un cirque, car une partie des gens cherchent à être vue. Après, je tiens à souligner que je n’ai rien contre les cirques ! Mais parfois, on aime un peu de calme !

Revenons en arrière : y a-t-il un défilé particulier qui vous a marquée ou choquée au début de la semaine du prêt-à-porter en 1973 ?

Je pense que c’est toujours la même histoire : une nouvelle génération arrive et bouscule les règles. J’ai toujours admiré les designers qui parviennent à devenir des mythes. Et en même temps, il y a toujours besoin de fraîcheur, et c’est du côté des plus jeunes qu’on la trouve. C’est naturel. À l’époque du prêt-à-porter, Yves Saint Laurent est une très bonne illustration de cela, mais il y en a beaucoup d’autres qui étaient prêts à inventer des choses extraordinaires et à oser. Après, ils vieillissent et leurs clients avec eux, et il faut une nouvelle génération. Ce que je trouve fascinant, c’est que les jeunes veulent toujours présenter à Paris. Je dirais que 60 % des créateurs viennent de l’étranger, car Paris est une sorte de Mecque de la mode. Ils ont cette certitude que pour réussir, il faut montrer sa collection à Paris.

Y a-t-il un de ces jeunes créateurs dont les débuts vous ont particulièrement marquée ?

Vous savez, il y en a tellement, et j’ai écrit sur tous… Un moment particulier : Margiela ! Il était incroyable dès son premier show au Café de la Gare. Différent de tous. Les designers belges ont une attitude différente, une autre vision de la femme et une manière unique de la mettre en scène. Ils apportaient une dynamique nord-européenne, alors que l’esprit de Paris était peut-être plus sud-européen au début des années 1980. Il faut aussi rappeler qu’à cette époque, la semaine italienne grandissait et que la plupart des créateurs italiens présentaient dans leur pays. Cela a aussi eu un impact sur le paysage de la mode.

Les designers britanniques, eux, ont toujours voulu aller à Paris, tout comme les Américains. Le Franco-Israélo-Américain Alber Elbaz est quelqu’un qui m’a fascinée. Je l’ai découvert en Amérique, alors qu’il travaillait pour Geoffrey Beene. Puis, il est venu à Paris au milieu des années 1990 chez Guy Laroche, avant d’arriver chez Saint Laurent en 1998. Il était très nerveux avant son premier show, et pourtant, il a produit des collections sublimes. Ses shows étaient différents pour l’époque, car il montrait divers types de femmes, ce qui est très important et généreux. Après tout, tout le monde est différent, alors pourquoi ne pas souligner cette diversité et penser une plus grande variété de vêtements ?

Vous avez rencontré un grand nombre de créateurs. Avez-vous parfois regretté des questions ou des critiques ?

Oui, bien sûr ! Il y a un souvenir précis que j’aime raconter. Je suis sans doute l’une des dernières parcourant encore la fashion week de Paris à avoir vu Mademoiselle Chanel elle-même, rue Cambon, en haut des escaliers légendaires d’où elle observait les défilés. Elle s’est assise, et je la regardais, cette femme âgée, dont je ne savais encore pas grand-chose. J’avais 22 ans, et j’ai trouvé le show ennuyeux… Je me suis dit : "Pourquoi quelqu'un voudrait-il porter ces vêtements ?"
Et maintenant, je me dis : mais pourquoi n’ai-je pas été lui parler pour tenter de mieux la comprendre ? Mais c’est la mode, après tout, n’est-ce pas ! Je suis sûre qu'une génération regarde aujourd’hui certains designers ayant commencé il y a à peine 10 ans, et pense qu’ils sont vieux et dépassés.

En parlant de Chanel, comment percevez-vous les shows de Karl Lagerfeld, notamment ceux qui ont eu lieu au Grand Palais à partir des années 2000, plus spectaculaires les uns que les autres ?

Je pense que l'une des choses les plus intéressantes à observer dans la mode, c'est l’évolution du designer lui-même – je veux dire, son changement physique, son allure. Je me souviens de Karl Lagerfeld dans les années 1990 avant son régime, c’était une période difficile pour lui, pour d’autres raisons... Puis, il s’est métamorphosé. Il est devenu cette personne très fine, habillée en costume slim, très moderne. Donc, c’est intéressant de voir comment l’évolution de l’allure du créateur peut influencer sa manière de créer. Karl Lagerfeld était extraordinaire, et il a eu cette capacité à se réinventer lui-même, et de réinventer la mode en même temps !

Vous avez beaucoup couvert la mode japonaise à Paris, notamment les débuts de Rei Kawakubo et Yohji Yamamoto au début des années 1980. Comment décririez-vous cette expérience ?

Je ne pense pas que c’était choquant, mais c’était simplement très différent. Les designers orientaux ne créent pas des vêtements moulés sur la forme du corps comme le font les créateurs français, mais ils inventent un autre corps. Cette approche était totalement à l’opposé de ce qui se faisait à Paris. D’un coup apparaissait  des vêtements marqué d’une grande liberté pour les femmes, des vêtements dans lesquels on se sentait très à l’aise. Il y avait aussi Issey Miyake, qui était génial. Ils étaient tous très différents. Suggérer qu'ils étaient les mêmes serait complètement faux. Ils étaient très originaux, et "genderfluid" avant même que ce terme n’existe.

Paris a également mis en avant des semaines consacrées à la mode masculine : en quoi était-ce novateur ?

Le changement dans la mode masculine est central, il faut le souligner. À mes débuts pour le Herald International Tribune en 1988, je couvrais aussi la mode masculine, mais il y avait très peu de créateurs dans ce domaine. Je suis ravie, même si je le le couvre plus, de voir l’évolution de cette semaine et ses propositions. Récemment, je me suis rendue à une exposition au Musée des Arts de Victoria à Londres, et j'ai réalisé que, il y a 300 ans, les hommes s’habillaient de manière très dramatique, avec des ornements. Il est important de se rappeler de cela.

Qu’est-ce qui vous intéresse le plus en ce moment dans la mode ?

Les innovations concernant les textiles, ou encore l’intelligence artificielle. Cela permettra sans doute des choses magnifiques, mais je ne suis pas sûre de vivre assez longtemps pour les voir ! D’une autre manière, je pense que la mode a changé de statut ces dernières années, en particulier pour les femmes, qui l’utilisent de plus en plus pour exprimer leur propre personnalité. Elles portent moins les vêtements pour suivre les tendances du moment, et elles s’affirment, ce qui montre un vrai progrès pour les femmes. Certains hommes aussi… Les gens rient souvent de la mode, pensant que c’est une blague, mais ce que les gens portent a toujours une signification - pour eux-même et aussi un sens perçu par les autres. J’ai toujours été fascinée par la mode. C’est pour cela que je l’aimerai toujours.

Ma dernière question concerne la nouvelle génération qui défile à Paris cette saison : qu’attendez-vous des jeunes designers ?

Je recherche toujours la même chose : pas la nouveauté en soi, mais la fraîcheur. Ce n’est pas uniquement lié au fait d’être un nouveau designer. Parfois, certains créateurs que je connais produisent l'une de leurs meilleures collections au monde, et c’est frais ! J'aime voir autant que possible et j'essaie de découvrir de nouveaux designers, car ils sont l’avenir.

 

 

Cette interview a été légèrement modifiée.