50 ans de Fashion Week parisienne vue par Carla Sozzani
Son ami Azzedine Alaïa l’appelait « la femme la plus intéressante d’Italie » : Carla Sozzani œuvre dans la mode depuis plus de six décennies, établissant des passerelles entre les arts et les cultures. Pionnière du concept store et ayant curaté plus de 300 expositions, celle qui est aujourd’hui présidente de la fondation Azzedine Alaïa revient sur une série de défilés ayant révolutionné et défini la semaine de la mode parisienne, et dresse en filigrane le portrait d’un Paris, capitale cosmopolite de la mode.
Le titre de « femme la plus intéressante d’Italie » la fait sourire. Celle qui, aujourd’hui, préside la fondation de son ami, le couturier Azzedine Alaïa, disparu en novembre 2017, se définit avant tout comme une éditrice. De 1968 à 1976, elle est rédactrice pour plusieurs magazines de mode, puis rédactrice en chef des numéros spéciaux de Vogue Italia (1976-1986) qui sera dirigé à partir de 1988 par sa sœur Franca Sozzani, marquant l’histoire de la mode avec ses éditoriaux engagés. En 1987, elle lance Elle Italia et prend la direction de la rédaction, qu’elle quitte après avoir proposé trop de créatrices non annonceuses. Douce et inflexible, sensible aux arts, elle continue son chemin en fondant sa propre société d’édition, Carla Sozzani Editore S.r.l., et ouvre en 1990 le concept store 10 Corso Como. Expérience inédite mêlant expositions de photographie et de design, librairie et café, ce concept store est aujourd’hui considéré comme un pionnier. De Kenzo à Nicolas Ghesquière, en passant par Claude Montana et Rei Kawakubo, elle revient sur son expérience de la mode à Paris.
Vous débutez votre carrière en 1968, période marquée par les révoltes sociales et culturelles, mais aussi la mutation de la scène mode parisienne. Les alliances entre créateurs et industries se multiplient sous l’impulsion de Didier Grumbach, et de nouveaux créateurs imaginent des silhouettes chahutant les codes de la Haute Couture. Citons André Courrèges, Paco Rabanne...
Carla Sozzani : Les Jacobson avec Dorothée Bis qui recevait à l’ancienne Piscine du Lutetia, Emmanuelle Khanh ou Daniel Hechter au Louvre : il y a eu un changement très fort qui n'existait pas en Italie. À Milan, le prêt-à-porter commençait tout juste. La première boutique Yves Saint Laurent Rive Gauche a ouvert en 1967 et tout le monde s’y rendait. Miuccia Prada portait du Saint Laurent de la tête aux pieds ! Tout le monde voulait venir à Paris, vivre l’effervescence.
Le premier défilé auquel j'ai assisté, en 1969, était encore de la Haute Couture. À l’époque, je m’y rendais avec l'équipe de Vogue Italie pour les numéros spéciaux de la Couture. Les défilés s'adressent aux femmes aisées, mais les temps changeaient : la mode accessible, ouverte à tous arrivait. On passait de la riche Couture à un modèle qui n’existait pas encore : le prêt-à-porter. Dans les rues de Paris, c’était déjà là : je me souviens très bien de la boutique Courrèges, ouverte en 1967, située au 40 rue François 1er. La plus belle boutique du monde. Je me rendais également dans les boutiques Saint Laurent Rive Gauche, surtout celle aux prix usine, rue d’Aboukir, ouverte par Didier Grumbach, où toutes les rédactrices se ruaient.
J’étais présente en janvier 1971 pour la collection « 40 », devenue par la suite la collection « Scandale ». J’étais une petite rédactrice, et je me tenais debout au fond, dans un magnifique escalier, auprès de Manolo Blahnik. J’avais trouvé cette relecture magnifique.
Vous n’étiez pas choquée ?
CS : Non, pas du tout ! J’étais épatée par les silhouettes. J’ai même porté un des tailleurs rouges au mariage de ma sœur. Les choses changeaient ! Mon premier grand coup de foudre a été pour Kenzo. Dès que j’arrivais à Paris, je courais faire un stop à la boutique Place des Victoires, et je n’étais pas la seule ! Ses défilés à la Bourse du Commerce étaient incroyables : on se levait et on applaudissait comme des enfants. Les fleurs, Pat Cleveland, les enfants sur la passerelle, c’était la joie de vivre. Avec Kenzo, tout était une fête, et il vivait la fête. Il en organisait au Palace ! Il a fait, je ne sais pas combien de défilés d’adieu, tous plus spectaculaires les uns que les autres. Je me souviens d’une fille sur un cheval blanc au Cirque d'Hiver (1983) et d’une fête avec des dizaines de cuisines différentes : chinoise, italienne, française, thaïlandaise... Il adorait ces performances, mais pouvait également passer à des formats plus intimes. Place des Victoires, dans une ambiance plus décontractée et informelle, il avait rassemblé des groupes de journalistes pour des déjeuners, du thé...
Il se passait toujours des choses spectaculaires à Paris en général. Tout le monde voulait entrer dans les shows, faire des photos. Il n’y avait pas encore de limousines, les gens dessinaient. L’éditrice du Vogue Américain, Grace Coddington, se baladait partout avec son carnet à dessin Smythson. On allait au Café de Flore, au Lipp ou au Café Voltaire, puis aux Bains Douches ou au Palace. Tout le monde se retrouvait et les photographes étaient de plus en plus nombreux, tout comme les journalistes. Certaines étaient récurrentes, de véritables stars qu’il fallait lire : Francine Crescent (rédactrice en chef de Vogue France de 1961 à 1984) et Hebe Dorsey pour le Herald Tribune. Je résidais dans un hôtel particulier rue du Bac, et tous les matins, je lisais Hebe Dorsey en déjeunant. On ne pouvait pas aller à un défilé sans lire les critiques. Ça n’existait même pas. C’était la lecture fondamentale ! Et c’est normal : la mode était une découverte, il fallait s’informer !
Un autre nom très important pour moi à cette époque, c’est Claude Montana, l’opposé de Kenzo. Ses défilés étaient très sérieux, dramatiques, et les vêtements vraiment sublimes. Il a marqué la mode de l’époque, il ne faut pas l’oublier. Puis, encore plus spectaculaire, si l’on peut dire : Thierry Mugler. Il y avait un esprit, une coupe. Avec lui, les défilés sont passés à un autre niveau. Le climax ? le défilé de mars 1995 au Zénith. Plus de 5000 spectateurs il me semble. C’était inédit. La mode avait changé : ce n’était plus restreint et fermé comme au temps de la Couture. Les défilés évoluaient également et rassemblaient de plus en plus de personnes venant du monde entier. On pouvait facilement être 700, ce qui n’était pas envisageable avant 1973. Les nouveaux créateurs n’avaient rien à perdre, donc les shows étaient incroyables. Pourtant la vie n’était pas facile. Il sacrifiait tout pour la mode car ils avaient tant à dire. C’est pour cela qu’ils sont devenus si connus et avaient de si fortes personnalités. Paris les réunissait. La force de la ville, c’est la variété, l’ouverture sur les différences. Et c’est toujours le cas.
Tous les formats étaient présents finalement, et la variété inédite ?
CS : Oui, tout d’un coup, il y avait beaucoup de choix. Sonia Rykiel était incroyable avec sa maille. Ses défilés avaient lieu depuis 1968 dans sa boutique de Saint-Germain-des-Prés, rue de Grenelle. Il y avait toujours des lectures de poèmes. Et puis, il y avait aussi Chloé par Karl Lagerfeld, où j’ai rencontré Patrick Hourcade, et sa muse de l’époque, la journaliste italienne Anna Piaggi, portant des tenues incroyables. Puis à la fin des années 1970, j’ai rencontré Azzedine Alaïa. C’était encore son époque cuir, et on lui avait consacré plusieurs pages dans Vogue Italie. Notre complicité a commencé et s’est étoffée au fil des années. Il était proche de ma fille, de mon neveu, de ma sœur, nous étions comme une famille
En 2002, vous avez collaboré avec Rei Kawakubo pour l’ouverture à Tokyo d’un magasin 10 Corso Como / Comme des Garçons. La même année, vous avez édité avec votre maison d’édition éponyme, Yohji Yamamoto: Talking to Myself, où ce dernier parle de nombreux sujets, dont son rapport à la création. Quelle a été la place de ces deux créateurs dans votre expérience de la mode à Paris ?
CS : Un véritable choc. Je me rappelle très bien du premier défilé de Yohji Yamamoto en 1981, et peut-être encore plus de celui de Rei Kawakubo pour Comme des Garçons. Je m’habillais encore beaucoup en Montana, et en voyant la première collection Comme des Garçons, j'ai compris que c'était la femme que je voulais être, mais je ne le savais pas. C’était difficile de le comprendre. À l'époque, les femmes n'étaient pas si libres. Quand j'ai vu Comme des Garçons, j'ai dit : « Voilà, c'est ça, la liberté ». Pas de maquillage, pas de talons : c’était une révolution. Rei Kawakubo proposait d'être une femme autrement. Forte, sans devoir être agressive, et ça bousculait tous les codes. J’étais proche d’Azzedine à l’époque, et je m'habillais avec ses vêtements, tout en les mélangeant toujours avec ceux de Comme des Garçons. Et encore aujourd’hui !
D’autres créateurs plus jeunes étaient également intéressants. Gaultier, depuis 1976. Je crois que je suis allée à tous les défilés. C’était de véritables analyses de l’époque, une forme de sociologie. Les collections hommes étaient incroyables : c’était vraiment le premier sur les hommes, c’était comme une libération. Homme, femme : il n’y avait plus ces questions. Je voulais voir tous ses shows, car à chaque fois, c’était une découverte et on ne s'ennuyait jamais.
Mon autre grand choc, c’était Margiela en 1989. J’étais au Café de la Gare pour la première présentation. C'était très différent, comme un miroir de la société. Ce n’était pas juste de la mode : ça racontait quelque chose de l’époque. C’était très naturel, et il y avait tout ce concept de recyclage. Poiret l’avait déjà fait avant tout le monde, si on remonte, mais avec les lignes Replica de Margiela liait recyclage et pièce unique. Je me rappelle d’un défilé composé de robes froisées trouvées aux puces. Si on les achetait, on n'achetait jamais la même. Ils nous emmenait dans des lieux toujours incroyables : des garages, sex-shops. Une fois, il avait défilé juste après Rei Kawakubo Salle Wagram. Le public avait pu voir les deux collections à la suite.
Souvent, on lit qu’à partir de cette époque, les défilés sont devenus plus courts. Les créateurs cherchaient à raconter un état d’esprit.
CS : Certains étaient encore longs. Je me rappelle d’un défilé Yves Saint Laurent en plusieurs actes qui a dû battre des records. Mais, de façon générale, on passait d’une demi-heure à 15 minutes, ce qui était un peu étrange, parce qu’il faut parfois une heure pour se rendre à un endroit, puis attendre quarante minutes pour un défilé de dix minutes seulement... mais c’est l’époque !
Dans les années 1980, de nouveaux magazines empruntant les codes des fanzines sont apparus en Angleterre. Est-ce que cela changeait la population aux défilés ?
CS : Il y avait le magazine Details avec Bill Cunningham, qui prenait toutes les photos des défilés, mais aussi i-D avec Terry Jones, ou The Face. Ma sœur éditait également le magazine Lei (1980-1988). Ces titres n’étaient pas liés à la publicité et avaient beaucoup plus de liberté éditoriale. Et évidemment, il faut absolument regarder le merveilleux La Mode en peinture d’Assouline, édité par Sylvie Grumbach (1982-1987), qui était vendu à la sortie des défilés.
Pendant les années 1990 et 2000, il y a eu à nouveau beaucoup de bouleversements, comme l’arrivée des grands groupes par exemple. Quels ont été les points marquants pour vous ?
CS : Margiela m’avait vraiment frappé, et après lui, c’était difficile. Disons qu’il n’y a pas des Margiela tous les jours. On peut citer Galliano et McQueen, deux créateurs exceptionnels. Galliano, c’est le spectacle le plus fou et magnifique. McQueen, je me souviens avoir pleuré à la collection Voss présentée à Paris en octobre 2004, composée d’une scénographie en jeux d’échecs grandeur nature. J’étais bouleversée : il touchait des cordes intimes. Voir un défilé, c’est parfois comme se rendre au cinéma. Les larmes coulent tellement c’est beau. On s’en souvient longtemps et on rêve.
Dans les années 1990, j’allais également voir les collections d’Helmut Lang. Je m’étais rendu à la première présentation en 1986 avec Jean-Jacques Picard et sa femme Nicole, rédactrice en chef de Madame Figaro. Il y avait fait ses vestes autrichiennes avec des petits boutons. Je l’avais par la suite présenté à un groupe italien : son travail était exceptionnel et c’est quelqu’un à part, doté d’un esprit très indépendant.
Les années 2000 ont été marquées par de nombreux changements : la fin de Saint Laurent par Saint Laurent et l’arrivée de nouveaux créateurs. J’ai beaucoup aimé Nicolas Ghesquière, qui est arrivé en 1997 chez Balenciaga où il est resté jusqu’en 2012. C’étaient vraiment les plus belles collections de la décennie avec une excitation incroyable dans la salle. Les gens voulaient voir ses propositions. Je me rappelle de la collection S/S 2008, très 18e siècle, magnifique, ou d’une autre avec des robes très sculptées. Et la première, qui était toute grise, bordeaux et noire, un peu victorienne. Peut-être la plus belle.
Et aujourd’hui ?
CS : Il faut dire que je vais moins aux défilés, mais ça m’intéresse toujours. J’adore Duran Lantink, par exemple ! Paris reste l’ouverture vers les autres ! C’est un exercice difficile de n’oublier personne, mais il est vrai que j’ai rencontré beaucoup de créateurs, ou plutôt des artistes, qui s’expriment sur le monde avec le vêtement.
Par Manon Renault.
Cette interview a légèrement été modifiée.