Africa Fashion au Victoria & Albert Museum
“J’ai l’impression qu’aujourd’hui, plus que jamais, les créateurs africains se mettent en avant et osent transmettre leur héritage”, déclare le designer Thebe Magugu dans une vidéo pour Africa Fashion, une exposition à découvrir au Victoria & Albert Museum de Londres. Avec plus de 250 œuvres réalisées par 45 créateurs originaires de plus de 20 pays, l’exposition offre une vue d’ensemble de la création et de l’artisanat sur tout le continent africain. Elle explore plusieurs thèmes dont la Renaissance culturelle africaine et le rôle essentiel de la fabrication de tissus, et met en lumière des personnages phares de l’histoire du continent. L’exposition fournit un contexte fascinant et essentiel pour présenter une nouvelle génération de créateurs qui redéfinissent et interprètent à leur manière les techniques artisanales. Soutenue par Gregory Annenberg Weingarten, GRoW @ Annenberg avec le soutien de Bank of America et Merchants on Long grâce à Africa Fashion Foundation, le musée présente 70 nouvelles acquisitions de pièces provenant des archives personnelles de designers africains visionnaires. La commissaire du projet, Elisabeth Murray, qui a travaillé aux côtés du Dr Christine Checinska, conservatrice principale des textiles et de la mode d’Afrique et de la diaspora africaine au V&A, nous fait découvrir cette exposition nécessaire et captivante.
On constate d’innombrables différences régionales et culturelles sur le continent africain. Comment cette diversité se traduit-elle dans l’exposition ?
La mode africaine contemporaine est aussi éclectique et variée que le continent lui-même, qui compte 54 pays et dépasse les 1,3 milliard d’habitants. Les modes africaines ont trop longtemps été ignorées ou cantonnées à certains stéréotypes. Africa Fashion célèbre l’abondance et la diversité de la scène de la mode à travers le continent, comme le travail du Lagos Space Programme, qui est une célébration du tissu àdìrẹ, ou le découpage innovant de Katungulu Mwendwa.
Quels sont, selon vous, les principaux points communs entre les créations de mode originaires d’Afrique ?
L’amour du continent unit beaucoup de nos créateurs, ainsi que le désir de construire un futur meilleur et une société plus solidaire à travers leur travail. La durabilité est au cœur des préoccupations d’un grand nombre de créateurs d’Africa Fashion, qui la conçoivent sous un angle large : réutilisation, production lente, travail éthique, approvisionnement local et production circulaire.
De quelle manière les créateurs contemporains apportent-ils une nouvelle perspective à la mode africaine traditionnelle ?
Aujourd’hui, les créateurs de mode africains tracent leur propre voie, repoussent les frontières et décloisonnent les débats sur la culture, le genre et la sexualité. Pour certains, le continent est le point de départ, un riche puits d’inspiration et de cultures matérielles, du tissu aṣọ-òkè yoruba à la broderie marocaine. Pour d’autres, les lignes architecturales, les coupes de motifs innovantes ou les pratiques durables sont au cœur de leur démarche.
Le travail de Lagos Space Programme en est un exemple probant. Fondé par Adeju Thompson, Lagos Space Programme est un projet de création de mode non binaire qui explore les traditions de la culture yoruba. Leur projet Post-Àdìrẹ – en référence au tissu indigo historiquement fabriqué par les Yoruba – explore l’avenir de ce textile et son rôle dans la transmission de l’histoire. Le passé est ici considéré comme un vecteur d’information, en mouvement, tourné vers l’avenir.
Pouvez-vous donner quelques exemples illustrant le lien ténu entre expression créative et revendication politique ?
L’expression politique imprègne le travail de tant de créatifs présentés dans l’exposition. Sindiso Khumalo a fondé sa marque éponyme de prêt-à-porter féminin en 2015 au Cap, en Afrique du Sud. Dans ses collections, Khumalo reconnaît et célèbre les femmes noires puissantes de l’histoire, comme la militante Charlotte Maxeke (1871-1939) et Sarah Forbes Bonetta (1843-1880) (princesse yoruba et filleule de la reine Victoria). Le costume matelassé “North Star” présenté dans l’exposition s’inspire de l’abolitionniste afro-américaine Harriet Tubman (1822-1913) et de son rôle dans le Chemin de fer clandestin, qui permettait aux esclaves de se frayer un chemin vers la liberté. Les foyers d’accueil suspendaient des édredons à l’extérieur pour signaler qu’ils étaient des lieux de refuge. Avec ses carrés matelassés disposés en étoile, Khumalo évoque ce passé dans son projet.
Les autoportraits de la photographe et styliste Gouled Ahmed sont également porteurs d’un message puissant, puisqu’ils remettent en cause le manque de nuance dans les représentations des musulmans noirs non binaires. Gouled a déclaré : “Dans cette série, j’utilise l’autoportrait pour reprendre le contrôle du récit de mon histoire et me révolter contre les normes culturelles profondément ancrées dans la société”.
Imane Ayissi, qui figure au calendrier officiel de la Haute Couture, ouvre le parcours de l’exposition. En quoi ses créations constituent-elles un pont entre le temps, les techniques et les cultures ?
À bien des égards, le travail d’Ayissi se situe à la croisée des modes, en reliant l’Afrique et sa diaspora mondiale aux métiers artisanaux et à la haute couture. En début d’exposition, on découvre une pièce de sa collection automne-hiver 2019. La soie française côtoie le luxueux raphia camerounais, une cape volumineuse est couplée à un pantalon palazzo, le tout dans un rose fuchsia vif, alliant des matériaux et des références stylistiques du monde entier. Son travail illustre le fait que la mode africaine est sans frontières et que les créateurs sont libres de suivre leur propre voie.
Alors que la mode est en grande partie produite en série, que peuvent découvrir les visiteurs sur la préservation de l’artisanat et/ou l’innovation face à la tradition ?
L’innovation est au cœur de la mode africaine contemporaine. Pour de nombreux créateurs, elle se concentre sur les textiles, qu’il s’agisse de réimaginer des techniques anciennes pour l’époque actuelle, comme dans le cas du Lagos Space Programme, ou de créer de nouvelles techniques, comme dans le cas de DAKALA CLOTH de NKWO.
Nkwo Onwuka, fondateur de NKWO, travaille avec des artisans du continent spécialisés dans les métiers manuels tels que la teinture, le tissage, le perlage et la broderie. Onwuka explore les moyens d’utiliser les déchets dans ses créations tout en préservant les compétences traditionnelles de l’artisanat textile. C’est ainsi qu’elle a inventé le DAKALA CLOTH, fabriqué à partir de tissus usagés qui sont décousus puis recousus selon une technique qui leur confère l’apparence de tissus traditionnels.
Pour ceux qui ne pourront assister à l’exposition, pourriez-vous partager un moment fort ou un fait marquant à retenir ?
L’exposition est remplie de tant de pièces qui racontent chacune de nombreuses histoires, il est difficile d’en choisir une ! Une pièce sur laquelle nous nous arrêtons souvent est un Grand Boubou fabriqué à Dakar, au Sénégal, en 1966. C’est une pièce exceptionnelle, réalisée en organza vert brodé de fleurs argentées. Elle a été conçue pour le Professeur Lalage Bown, qui le portait lors de la deuxième Conférence Internationale des Africanistes, organisée par le Président Léopold Senghor. Confectionnée par un tailleur local, cette pièce témoigne du rôle essentiel des tailleurs, des couturières et des couturiers dans le monde de la mode. Si leurs noms se sont perdus avec le temps, leur travail et leur héritage en tant qu’instigateurs clés de l’innovation dans le domaine de la mode demeurent.
Cet entretien a été légèrement modifié pour plus de clarté.
Africa Fashion est présentée jusqu’au 16 avril 2023 au Victoria & Albert Museum, à Londres.