Jean-Jacques Picart : « La mode n’est que l’expression de l’air du temps. »
Capter l’air du temps ne relève pas du cérébral. L’instinct, irrationnel, exige une capacité à se laisser porter, antennes dressées, par les courants qui traversent une époque et la constituent. Jean-Jacques Picart, attaché de presse puis consultant s’il faut le catégoriser, est avant tout un flair des créatifs, une sensibilité qui capte l'essence du moment présent sans effort conscient, mené du bout du nez par ce qu’il appelle « le goût des gens ».
« À 10 ans, quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondais toujours ‘médecin accoucheur pédiatre’. » Une réponse étonnante, d’une part parce qu’elle contient trois métiers en un, et d’autre part car elle cristallise toute la carrière de celui qui « aime faire accoucher les gens d’eux-mêmes ». Dans la droite lignée socratique de la maïeutique qui consistait, par des questionnements successifs, à permettre aux gens de se révéler à eux-mêmes, Picart « sent la face cachée des gens ».
Né à Phnom-Penh, Jean-Jacques Picart quitte l’Indochine à 11 ans pour Nice, où il grandit avec sa grand-mère maternelle vietnamienne. Son « héritage asiatique » marquera profondément « sa démarche intellectuelle et affective ». Lorsqu’il rejoint sa mère à Dakar pour y obtenir son baccalauréat, il a 17 ans et pas la moindre idée de ce vers quoi il pourrait se tourner. « J’étais bon en philosophie, très mauvais en sciences, je ne serais donc pas médecin », admet-il en souriant. À la Médina de Dakar, il consulte un centre d’orientation. « Ils ont dû me trouver pas trop idiot et sensible et m’ont conseillé de me tourner vers la décoration ou le métier d’attaché de presse », métier encore balbutiant. « Vous serez capable de vendre n’importe quoi » lui ont-ils affirmé, « ce qui est vrai », précise-t-il doucement dans la foulée.
Fraichement débarqué à Paris en 1966, il s’inscrit à l’École Française des Attachés de Presse (EFAP). Sur les bancs de l’école, il trépigne. « Le métier m’intéressait mais les gens bavardaient trop pour que je suive les cours, même assis au premier rang ». Il ne s’y sent pas à sa place, l’oiseau migrateur ayant posé ses serres au beau milieu « des jeunes filles du 16e arrondissement ». Après six mois à tourner dans sa cage, il demande à la direction de valider son diplôme au moyen d’expériences professionnelles. « J’ai fait le siège du bureau de la directrice des stages », raconte-t-il. Têtu, déterminé, il réalise « 11 stages en deux ans, un record à l’époque ! ». Petit à petit, l’oiseau fait son réseau.
« Je n’ai jamais eu de velléité de mode. »
Ce qui l’intéresse, ce sont les gens, les rencontrer, les faire éclore. Assistant jusqu’en 1972, Picart fonde son propre bureau de presse pour voler de ses propres ailes, encouragé par ses premiers contacts. Son premier client est Guy Paulin, « un couturier formidable que les gens ont oublié », passé par Dorothée Bis puis Chloé de 1984 à 1986. Un créateur au style décontracté, tendre et sans apprêt, à l'instar de la douceur des couleurs qu'il affectionnait. « Dans la mode, quand on est en avance, c’est comme si on était en retard. Les gens n’achètent pas et ils oublient ensuite que vous étiez le premier à le faire. », assène Picart. « C’est Guy Paulin qui m’a fait rencontrer Thierry Mugler en 1975 ». Mugler revenait alors de New York « où il était avec Claude Montana. Ils vendaient des bijoux en papier mâché pour vivre, tous les deux complètement inconnus à l’époque ».
« J’ai besoin d’un attaché de presse » insiste Mugler au téléphone. Avant de raccrocher, Picart lui demande « Comment vais-je vous reconnaître ? », loin de se douter que Mugler débarquera « à La Coupole habillé en D’Artagnan ». « Je ne comprenais rien à ce qu’il racontait. Il était dans son monde, dans une telle bulle » se souvient Picart qui finit par lui dire qu’ils ne pourront pas travailler ensemble, simplement parce qu’il ne comprend pas un mot. « C’est pour ça que c’est bien. On me dit que vous faites bien votre travail et je ferai bien le mien », conclut Mugler. Leur collaboration durera plusieurs années, le temps pour Thierry Mugler d’entrer dans le panthéon de la mode mondiale, artisan du spectaculaire. De Mugler, Picart se souvient surtout d’une « logorrhée créatrice », d’un artiste qui « prévoyait un nombre de pièces irréalistes pour une saison, d’un tourbillon d’idées, et d’un homme très respectueux des autres, une qualité rare dans nos métiers. »
Thierry Mugler, épaulé par Picart, présente ses premières collections aux côtés de Claude Montana et Anne-Marie Berreta dans une tente commune, faute de moyens, devant le Palais des Congrès. « Nous n’étions pas dans le Calendrier Officiel et les journalistes se plaignaient que nous présentions le dimanche », se souvient Picart. A cette époque, le prêt-à-porter de création est un nourrisson, propulsé par la création de Saint Laurent Rive Gauche en 1966. La mode s’institutionnalise, la Chambre Syndicale du Prêt-à-Porter des Couturiers et des Créateurs de Mode (qui deviendra par la suite celle de la Mode Féminine) ainsi que la Chambre Syndicale de la Mode Masculine sont créées en 1973. La Semaine de la Mode se structure.
« L’intégrité est la clé de notre métier. »
« En backstage, je disais ‘tu as vu ton look ? Tu es sûr ? Dans 40 secondes, ce que tu as fait appartiendra aux autres.’ Je voulais qu’ils puissent pleinement assumer les critiques et les applaudissements. » Picart voit la sincérité comme une marque de respect. « J’ai toujours dit à mes clients la vérité. Les créateurs craignent les critiques non sincères. C’est très désagréable pour eux de ne pas être sûr qu’on dise la vérité sur leur travail. » Dès ses débuts et durant toute sa carrière, Picart refuse de travailler pour une marque s’il n’est « pas autorisé au studio et au comité stratégique de l’entreprise, pour voir si ce qui sort du studio est cohérent avec la stratégie du PDG ». Cacharel, Emanuel Ungaro, Hermès, Jean-Charles de Castelbajac, Kenzo, Chloé, Daniel Hechter, La Redoute, New Man, Levi's, Helmut Lang, Ferragamo, Jil Sander, Jean Patou : Picart multiplie les projets et les rencontres. « Je n’avais pas de plan. Quand une marque me plaisait, me séduisait, je voulais y travailler. À tel point qu’on me reprochait ‘Vous aimez tout !’ ». Picart comprend les créatifs parce que lui-même fonctionne à l’instinct, et comprend les dirigeants parce qu’il reste ancré dans le réel. Un pied dedans, un pied dehors, pour assumer pleinement son rôle de « régulateur, d’harmonisateur, comme un flic dans un carrefour », ironise-t-il en souriant.
« J’ai saturé le marché. »
En 1980, malgré un succès retentissant, il ferme son bureau de presse. « Des marques me disaient vouloir travailler avec moi mais je travaillais déjà pour leur concurrent ». Lucide, celui qui a grandi dans différentes parties du globe écoute ce que l’époque lui souffle, se laisse porter par ce qui lui semble juste dans l’instant et s’y plie sans sourciller. Il se lance alors dans le Conseil, « un mot débile mais comme je ne pouvais pas dire ‘avis sincère’, j’ai gardé Conseil. »
C’est le début de ses années Hermès. Aux côtés de Jean-Louis Dumas, qui dirige la Maison de 1978 à 2006, et de Pascale Mussard, fondatrice de petit h et présidente de la Villa Noailles depuis 2015, ils reforgent la stratégie de la maison. « Pascale est merveilleuse. On travaillait ensemble, elle dedans et moi dehors ». Un jour, alors que Picart se trouve avec Dumas dans son bureau – « à l’époque où les PDG travaillaient au-dessus de la boutique » – on leur annonce que Jackie Kennedy vient d’arriver. « On descend ! Elle nous explique que le matin-même, on lui a amené son petit-déjeuner avec le ELLE et qu’elle a vu la campagne ‘jean et foulard’ ». Si cela ne vous semble pas révolutionnaire, réalisez qu’à l’époque, associer un foulard en soie et un jean était un joli pied de nez aux conventions classiques, et une merveilleuse entrée de la Maison dans la modernité. « Dumas m’a présenté à elle comme un des auteurs de la campagne », se souvient-il en se redressant sur son siège. Picart, indocile qui supporte mal de rester posé trop longtemps au même endroit, quitte Hermès en 1983.
« Christian Lacroix doit son succès à son talent exceptionnel d’artiste. »
« J’ai rencontré Christian Lacroix grâce à sa copine, Françoise, qui travaillait pour moi. Elle m’a montré ses dessins », raconte Picart, sans emphase sur le fait que le hasard ait placé sur son chemin un artiste qui figurera parmi les noms les plus prestigieux de la Haute Couture. Le hasard ? Plutôt son attrait irrépressible pour « ces gens qui ont un cerveau supérieur à la moyenne ». Christian Lacroix, après avoir fait ses gammes chez Hermès et chez Guy Paulin, entre chez Patou en novembre 1981, aiguillé par Picart. La maison familiale, qui rejoindra l’écurie LVMH en 2015, a vu éclore des talents exceptionnels, dont Marc Bohan de 1954 à 1958, Karl Lagerfeld de 1958 à 1963 ou Jean-Paul Gaultier, qui a intégré le studio en 1972 à l’époque de Michel Goma, jusqu’en 1974. Lacroix quitte Patou en 1987, une semaine après son dernier défilé, et signe la fin de la Haute Couture pour la maison ; épaulé par Jean-Jacques Picart à l'image pour ouvrir sa propre voie.
« Bernard Arnault est sur une échelle. Il a une vue panoramique, globale, que nous n’avons pas. »
Bernard Arnault, qui prendra la présidence de LVMH en janvier 1989, est alors, depuis 1984, Président-directeur général de Financière Agache S.A et de Christian Dior S.A. Picart le rencontre en 1986. « Bernard Arnault cherchait un styliste à placer chez Dior, en tant que bras droit de Marc Bohan. » Picart qui travaillait pour Patou avec Lacroix à ce moment-là lui rétorque « qu’il vaut mieux être premier d’une petite Maison que deuxième d’une grande ». Ensemble, ils orchestrent en 1987 le lancement de la Maison Christian Lacroix au sein du groupe LVMH. « J’étais associé. C’est la seule fois de ma vie où je n’ai pas été indépendant », confie Picart qui se souvient de cette question d’Arnault : « Notre ami Christian donne son talent. Je me charge du financement. Et vous ? », ce à quoi Picart répondit : « Je vous donne ma liberté ». Il y restera jusqu’en 1993. Les années qui suivent, Picart continue « de conseiller Arnault » et papillonne de maison en maison, pour différents projets, « entre Kenzo, Louis Vuitton, Pucci », entre autres.
On doit également à Picart la découverte de Hedi Slimane. En 1989, Picart se rend à la présentation d’une collection de son ami José Lévy, qu’il trouve « bien meilleure que les précédentes ». Lévy lui présente un ami « qui l’a aidé au style, Hedi Slimane ». Slimane collaborera avec Picart de 1992 à 1995. En 1996, Pierre Bergé appelle Picart pour lui dire « qu’il va débaucher le garçon ». « J’ai répondu que j’étais fou de joie pour lui ». Lorsque Slimane quitte Saint Laurent, Picart décroche son téléphone : « j’ai appelé Arnault pour lui dire que Slimane était sur le marché ». Et c’est ainsi qu’il fera son entrée chez Dior Homme en juillet 2000. Il retournera ensuite chez Saint Laurent de 2012 à 2016, avant de rejoindre Celine en février 2018.
« Laissez-moi vous raconter l’élégance des petits myosotis de Pierre Bergé. »
« Pierre Bergé me manque terriblement. Beaucoup plus que je n’aurais pensé », confesse Picart, qui évoque « une attitude officielle et une autre moins officielle, aux mots gentils. Une bienveillance aux allures de cruauté ». « Christian Lacroix m’avait dit que ça le touchait de me voir impressionné devant Pierre Bergé », raconte Picart en baissant la voix.
Un jour, alors que Picart rentre à Paris après s’être éloigné pour des raisons de santé, il reçoit deux bouquets de fleurs. « L’un, magnifique, qui prenait toute la table, et l’autre, de la taille d’un petit verre d’eau, rempli de myosotis, avec un long mot manuscrit ». Le premier est envoyé par Bernard Arnault, le second par Pierre Bergé. ». Picart fait venir Lacroix chez lui et lui montre les deux bouquets. « Nous avons signé avec le beau et grand bouquet alors que nous aurions aimé signer avec les myosotis ». « Pierre Bergé m’a appris que ce qui est chic, c’est d’en faire moins. Quand vous voulez inviter quelqu’un au restaurant, n’allez pas dans le plus bel endroit, choisissez votre deuxième option. » Pierre Bergé a voué sa vie à révéler le beau, avec fougue et engagement. Il a présidé l'association Arcat Sida puis en 1994, il a créé avec Line Renaud l'association Ensemble contre le SIDA qui deviendra Sidaction. En 2008, ce sont des mains de Pierre Bergé que Picart reçoit l'ordre de Chevalier des Arts et des Lettres.
Des géants du luxe aux produits grand public, Picart se laisse porter et conseille également Uniqlo. « Je trouvais qu’une de leur campagne s’éloignait de ce qu’ils sont. C’est du produit, il faut le montrer clairement ». Il les aiguille vers les collaborations, « pas avec des designers mais avec des femmes ». Il noue alors les liens entre le géant japonais et Inès de la Fressange, dont la collaboration durera 10 ans, de 2014 à 2024 et Carine Roitfeld qui signait deux collections exclusives en 2016.
« Ce dont je suis le plus conscient, c’est que le ciel a été très gentil. J'ai mené une carrière improbable au vu d'où je viens. J’ai tenté de préserver ce destin privilégié. Je ne l’ai pas gâché. »
« Je suis né dans la terre, sorti de mes rizières du côté de ma mère et des champs de betterave du côté de mon père. » raconte Picart, dont le parcours dans la mode n’a jamais été motivé par autre chose que son amour pour la créativité des génies dont il a croisé la route. En 2017, il tire sa révérence « par lucidité et logique ». « Je reste amoureux de la mode, mais aujourd’hui mes antennes captent moins bien » sourit-il. Picart suit toujours assidûment les rebondissements du secteur. « J’apprécie particulièrement le travail d’Anthony Vaccarello, d’Alexandre Mattiussi. Leur succès est basé autant sur la qualité du vêtement que sur leur communication, sur l’image. » À l’avenir, Picart pressent « un retour incontestable de la notion de vêtement. Je sens qu’on accordera plus de place aux présentations plus intimes, plus sélectives, sans jamais négliger ce qu’Internet et Instagram réclament. Il faudrait une communication en deux temps », pressent-il en ajoutant qu’« entre ce que les gens de mode perçoivent des collections et ce que les clients y voient, il y a un univers. Finalement, la mode, ça reste la rencontre d’un cintre et d’une carte de crédit. »
Christian Lacroix, Thierry Mugler, Claude Montana, Hedi Slimane, Helmut Lang, Riccardo Tisci, Éric Bergère, Guillaume Henry : longue est la liste des noms prestigieux qui ont eu la chance de croiser son intuition phénoménale, un Vanité Flair en somme, doublé d’un sens aiguisé de la formule et d’un regard qui vous scrute avec attention. Jean-Jacques Picart a inventé un métier en se réinventant sans cesse, entre l’imaginaire des créatifs et la réalité des stratégiques, au gré de l’air du temps.
Reuben Attia